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Full text of "Tel quel .."

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TEL  QUEL 


DU  MEME  ALiTELK 

Aux  éditions  de  la  N.  R.  F 


La  jkunk  PAnQui;  (i<,)i7). 

iNinouuCTioN  A  LA  MihuoDi;  DE  I.ûu.NAiii)  i)i;  A'iNci. 

Cn\nMES    (l<)3  3). 

EuPAi.iNOS    OU    L'Ai\cuni;cn;,    L'Ami-;    irr    i.a    Da.nsi:,    Divujgle    di: 

l'atibre   (19/i/i). 
Variété   (iiga-'i). 
VARii'rriJ  II   (ixjao). 
Varikié   IJI   (193c). 
Vahiicté  IV   (io38). 
Variété   V   {i-(y!iti). 
MoNsiKuii  Testu  (1937). 

Discours  du   IIécuptioiv   a   L'AmuÉMii:   Fkam.iaisl   (1927). 
MoRCUALX  Choisis  (iy3o). 
Réponse    au    Discours   de    Réception    a    l'Académie    Française    de 

M.   Le  M\réciial  Pétun   (i'fh3i). 
L'Idée  fixe   (ngSa). 

Discours  e.v  l'honnf.ur  de  cœniE    iuj'i?.). 
SÉM1RAM1S  (i<)3/)). 

Pièces  sur  l'Art,  édition  revue  et  augmentée  (i«)30). 
La  jeune  Parque,  commentée  par  Ai,\in  (i'936). 
Préface  a  l'antuolocie  des  poètes  de  la  N.  R.   F.  (190O). 
Degas.    Danse.    Dessin  (11938). 
Discours  aux  Chirurgiens  (1.988). 
Mélange  (19/11). 
Tel  Quel  1   (ig4i). 
Tel  Quel  II   (19/13). 

Poésies,    nouvelle   édition    revue   et   augmentée   (1942). 
Mauvaises   pensées   et   autres   (1942). 
Œuvres    de    Paul    Valéry    en    douze    volumes.    (En    cours    de 

publication). 

Sous  presse  : 

Monsieur   Teste,   nouvelliî  édition  augmentée  de  fragments  iné- 
dits. 

Chez  d'autres   éditeurs  : 

Regards  sur  le  Monde  Actuel. 
Discours  sur  la  diction  des  Vers. 


yifeet- 


PAUL   VALÉRY 

dp  I  Académie  Française 


TEL  QUEL 


•  * 


my 


495656 


GALLIMARD 
mjc-hMiliétne    édition 


Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés 

pour  tous  les  pays  y  compris  la  Russie. 

Copyright  by  Librairie  Gallimard,  ig43. 


RHUMBS 


TslOTE 


Ce  nom  marin  de  Rhumbs  a  intrigué  quelques 
personnes,  —  de  celles,  je  pense,  pour  qui  les  dic- 
tionnaires n'existent  pas. 

Le  Rhumb  est  une  direction  définie  par  l'angle 
que  fait  dans  le  plan  de  l'horizon  une  droite  quel- 
conque avec  la  trace  du  méridien  sur  ce  plan. 
Rhumb  est  français  depuis  fort  longtemps.  Voiture 
a  employé  ce  mot.  Il  existe  même  un  verbe  arru- 
mer,  car  Rhumb  s'est  écrit  parfois  rumb  et  parfois 
rum. 

Pourquoi  ce  nom  sur  un  recueil  d'impressions 
et  d'idées?  Comme  l'aiguille  du  compas  demeure 
assez  constante,  tandis  que  la  route  varie,  ainsi 
peut-on  regarder  les  caprices  ou  bien  les  applica- 
tions successives  de  notre  pensée,  les  variations  de 
notre  attention,  les  incidents  de  la  vie  mentale,  les 
divertissements  de  notre  mémoire,  la  diversité  de 
nos  désirs,  de  nos  émotions  et  de  nos  impulsions 
—  comme  des  écarts  définis  par  contraste  avec  je 


TEL     QUEL 

ne  sais  quelle  constance  dans  l'intention  profonde 
et  essentielle  de  l'esprit,  —  sorte  de  présence  à  soi- 
même  qui  l'oppose  à  chacun  de  ses  instants.  Les 
remarques  et  les  jugements  qui  composent  ce  livre 
me  jurent  autant  ^'écarts  d'une  certaine  direction 
privilégiée  de  mon  esprit  :  d'où  Rhumbs 

P.  V. 


10 


AU   HASARD 
ET   AU    CRAYON 


à  Valéry  Larbatid. 

Gcnes,  ville  de  chats.  Coins  noirs. 

On  assiste  à  sa  construction  continuelle  du  13* 
au  20*. 

Cette  ville  toute  visible  et  présente  à  elle-même  ; 
continuellement  familière  avec  sa  mer,  sa  roche, 
son  ardoise,  sa  brique,  son  marbre  ;  en  travail  per- 
pétuel contre  sa  montagne.  —  Américaine  depuis 
Colomb. 

Ennui  prodigieux  des  choses  d'art  —  moindre 
a  Gènes. 

Collines  coniques,  coiffées  d'un  sanctuaire  — 
vert  sombre. 

Hochets  roses,  petites  dents  claires,  maisonnettes 
logées. 

Pentes  à  45°,  cônes  et  ombres. 

II 


TEL     QUEL 

Derrière,  le  mont  Fascie,  couleur  grisâtre  et 
rosâtre  générale  de  l'éléphant. 

Ruelles.  Ici,  les  enfants  innombrables  jouent 
autour  des  pauvres  p...  nues  ou  demi-nues,  à 
vendre  devant  leur  chambre  ouverte.  Il  y  a  une 
prostitution  analogue  au  petit  commerce  des  rues. 
Elles  vendent  leur  nature  comme  fait  la  voisine  ses 
châtaignes,  ses  figues,  ses  immenses  tartes  dorées, 
farinade  de  pois  chiches.  On  marche  dans  la  vie 
épaisse  de  ces  sentes  profondes  comme  on  entre- 
rait dans  la  mer,  au  fond  noir  d'un  océan  étrange- 
ment peuplé. 

Sensation  de  contes  arabes.  —  O  odeurs  con- 
centrées, odeurs  glacées,  drogues,  fromages,  cafés 
que  l'on  grille,  cacaos  délicieux  finement  torréfiés 
dont  l'amertume  s'exhale...  —  Passants  rapides  sur 
ces  marbres  striés  au  ciseau.  —  Vers  les  hauteurs, 
les  ruelles  grimpent,  s'ornent  de  rubans  de  briques 
et  galets.  —  Cyprès,  dômes  minuscules,  frati. 

Cuisines  odorantes.  —  Ces  tourtes  gigantesques, 
farines  de  pois  chiches,  combinaisons,  sardines  à 
l'huile,  œufs  durs  pris  dans  la  pâte,  tourtes  d'épi- 
nards,  fritures.  —  Cette  cuisine  très  ancienne. 

C'est  une  carrière  d'ardoise,  Gênes. 

Les  Navi celle. 

Les  tartanes  de  Lavagna  —  hérissées  de  cinq 

12 


RHU  M  BS 

voiles  aiguës  qui  divergent,  —  lourdes  de  briques 
ou  de  fruits,  lourdes  et  ailées  sur  la  mer. 


^ 


Monte  Fascie  :  834  mètres,  sa  puissance  —  cou- 
leur de  bure  —  sa  descente  par  plis  très  larges  et 
très  lents  —  il  domine  tout  sans  s^élancer  —  il  des- 
cend et  ne  monte  pas.  Physionomie  monastique  et 
militaire.  Pas  bavard.  —  D'un  silence  et  d'un  nu, 
d'un  ras  et  d'^un  ton  doux  sur  toute  sa  masse  —  qui 
contient,  surveille  toute  la  ville,  dont  il  semble 
écouter  tous  les  bruits  et  les  coqs  et  les  sirènes, 
cloches  et  rugissements  vaporeux,  sans  répondre 
jamais. 

Faire  de  ces  massifs  une  belle  étude  topogra- 
phique. —  Heureux  celui  que  l'écriture  soulage  ! 
—  Quel  dessin,  quel  lever  minutieux  épuiserait 
mon  regard  sur  ces  lobes  et  ces  niveaux,  me  déli- 
vrerait de  cette  montagne  ?  — 

L'homme  répond  de  toutes  ses  réponses,  s'exo- 
nère par  tous  moyens,  dessine,  peint,  —  surexcite 
son  dictionnaire.  — 

Pourquoi  ce  besoin  d'expression  ?  Qui  le  ressent 
en  moi  ? 

Communiquer.  Faire  durer.  Fixer.  Reconsti- 
tuer ?, 


13 


TEL    QUEL 

Les  cloches  d'en  face.  —  Deux  sœurs.  —  Main- 
tenant je  les  connais. 

Cloches,  cloches  de  Gênes  /  Tan  /  tï  rïn  '/  tan- 
tan  /  ...  /  Tan  /.../  /  je  demeure,  l'œil  fixe  sur 
la  cloche  qui  à  cent  mètres  d'ici  tinte  ;  détourné  et 
la  main  arrêtée  qui  tient  la  plume  prête  —  à  quoi  ? 
Le  vide.  Et  seuls  l'intention,  le  besoin,  l'instinct, 
le  fantôme  d'écrire.  —  Écrire  quoi  ?  Le  mur  rap- 
pelle à  ses  losanges  le  regard. 

«  Je  songe  à  des  écritures  parfaites.  »  Et  cette 
enfantine  marque  d'ennui,  —  ce  procédé  primitif 
de  mettre  un  bref  idéal  à  l'horizon  de  chaque  ins- 
tant de  paresse,  cette  impuissance  bizarre  à  laisser 
paisiblement  une  journée  se  perdre  ;  et  le  temps, 
et  l'orgueil,  et  l'être  apparent  que  l'on  est,  se  res- 
sentir et  se  souffrir  entre  eux...  tels  quels. 

Tan/tïrïn/tantan/  — :  Cela  chante,  au  lieu  de 
les  compter,  les  heures. 

Liquidement,  avec  une  liqueur  infinie,  tintent 
ces  notes.  La  grave,  les  grêles  —  à  tous  les  étages 
de  l'espace,  comme  si  l'air  habité  de  toutes  parts, 
se  grattait...  s'épuçait,  —  se  hérissait  de  sons  qu'il 
s'est  trouves... 


RHU  M  BS 

Atmosphère  dorée  de  la  musique.  Tension  de  la 
corde.  Mydie  de  l'âme. 

Uâme  n'a  lieu  qu'au  moment  de  cette  tension. 
L  ame  =-  événement  ?... 


^ 


Deux  architectures. 

L'une  dont  la  vie  n'est  que  pressions  et  flexions. 

L'autre,  plus  complète,  met  en  jeu  tensions, 
extensions. 

Si,  dans  la  première,  on  coupe  des  membres 
horizontaux,  l'édifice  subsiste. 

Itaîianità. 

Simplicité  de  vie  —  nudité  intérieure  —  besoins 
réduits  au  minimum  —  goût  du  réel  poussé  à  l'es- 
sentiel. Fond  sombre  et  légèreté  ;  mais  toujours 
attentive.  —  Insouciance  et...  profondeur.  Secret. 

Pessimisme  tout  contredit  d'activité.  Depretia- 
tio.  Tendance  aux  limites.  —  Passage  immédiat 
ad  infinitum. 

Ipséité.  —  Aséité. 

Avantages  et  désavantages  d'une  position  en 
marge. 

Promptitude  de  la  familiarité.  Se  familiariser 

15 


TEL    QUEL 

systématiquement.  Le  devenir  familier  avec,  pre- 
nant la  vigueur  d'un  principe,  —  étendu  à  toutes 
choses  intellectuelles  et  métaphysiques.  Sens  du 
procédé. 

Terrasse  (poivriers,  citrons  qui  vont  mûrir)  tout 
entourée  de  cloches  délicates. 

Désœuvrement  actif  du  midi.  Excitation  solaire. 

Epervier  jeté  dans  l'Arno  près  de  Pise,  à  contre- 
jour.  —  Cette  nasse  blonde  entre  dans  l'eau  jaune 
et  chaude  (à  l'œil). 

Mélange  du  fin  réticule  et  du  liquide  ;  or 
trouble,  ombres  de  l'homme  et  de  Tengin  sur  Teau 
limoneuse  dorée. 

Le  théâtre,  couleur  de  boucherie,  étal.  — 

Mâchoire  aux  gencives  de  velours,  aux  dents 
qui  sont  des  visages... 

L'homme  d'affaires.  C'est  un  hybride  du  dan- 
seur et  du  calculateur. 

(«  Ce  fut  un  danseur  qui  l'obtint.  ») 

i6 


RHU  MBS 


Opéras,  fragments  isoles  par  le  cadre  d'une 
scène  ;  défendus  par  une  haie  vive  de  sons  vivants, 
par  un  fossé  de  musique,  une  frise  de  timbres  in- 
franchissables, impossibles,  —  contre  l'actuel  et  le 
prolongement  de  mes  mains,  contre  mon  tou- 
cher, etc.,  etc. 

Photographie  en  toi  l'impression  «  d'enchante- 
ment ». 

Flûte  de  verre,  argentin,  suspendu,  silence 
sonore. 

Frcle  et  surélevé,  flèches,  stalactites,  cristaux, 
cristal. 

Pas  de  rouge,  loin  de  tout. 

Trop  pur,  trop  fin,  trop  fragile,  trop  surélevé, 
et  demeure... 

Bagages.  Billets.  Faire  de  la  monnaie. 

— ■  Rien  de  plus  rare  que  de  ne  donner  aucune 
importance  aux  choses  qui  n'ont  aucune  impor- 
tance. 


n 


{T.EL    QUEL 

Dans  «  ma  »  chambre. 

Cette  mienne  chambre  à  fenêtre  unique,  je  suis 
dans  un  gros  œil. 

Mouches. 

...  se  laisser  —  vivre.  — 

Quoi  plus  difficile  ?  — 

Activité  inexprimable  des  mouches,  des  mous- 
tiques. Véritables  grains  d'énergie.  Sur  la  vitre 
bleue  toute  composée  de  soleil,  on  court,  on  se  ren- 
contre :  on  s'en  va,  on  y  revient  avec  un  petit  choc 
dru  et  dur  et  ce  bruit  de  friture  d'ailes.  Et  on  n'est 
jamais  trop,  ni  jamais  trop  éveillées.  Quelle  inquié- 
tude, quelle  joie  hâtée  de  courir  sur  ce  beau  verti- 
cal si  pur,  sur  une  poussière  de  diamants  fous,  sur 
un  parvis  de  feu  et  d'atomes  ;  il  faut,  avant  la  mort 
et  le  soir,  avoir  parcouru  tous  les  points  de  ce  car- 
reau, et  par  les  courbes  les  plus  bizarres.  Si  cha- 
cune laissait  sa  trace... 

On  a  contre  elles  qu'elles  vont  sur  l'ordure  et 
surtout  qu'elles  en  reviennent.  Ce  qui  les  distingue 
des  autres  amateurs  qui  s'y  acoquinent. 

Mouche,  mouche  errabonde,  importune,  inex- 
plicable, immobile  comme  pour  toujours,  image 

i8 


RHUMBS 

du  moyen  mouvement  et  de  l'équilibre  station- 
naire... 

—  Mais  pour  la  mouche,  pas  de  temps  perdu. 
Pour  l'animal,  pas  un  acte  inutile. 

Pas  un  mouvement  sans  contre-partie  dans  la 
comptabilité  de  sa  durée  organique. 

Fenêtre. 

En  regardant  —  la  mer  —  le  mur  —  je  vois 
une  phrase,  une  danse,  un  cercle.  En  regardant  le 
ciel,  le  ciel  grand  et  nu  élargit  tous  mes  muscles. 
Je  le  regarde  de  tout  mon  corps. 

'Association  d'idées. 

A  la  campagne  :  sur  la  terre,  un  petit  cadavre 
de  rongeur  long  comme  mon  petit  doigt,  argenté 
et  saignant  ;  un  pas  plus  loin,  le  squelette  d'une 
petite  aile  où  tient  encore  un  plumage  vert  sombre. 

Puis  un  grand  arbre  me  fait  penser  aux  cristalli- 
sations. La  symétrie  est  un  fait  tout  général.  Loi 
de  Curie. 

Erreur  ridicule  de  Rousseau  :  —  Prendre  pour 
vérité  une  envie  d'aller  aux  champs.  —  Prendre 

29 


TEL    QUEL 

un  mouvement  et  un  moment  de  mouvement  pour 
un  «  idéal  ». 

Celui  qui,  enchaîné  à  la  ville,  désire  l'arbre  et 
l'odeur  des  terres  — -  il  appelle  Nature  la  cam- 
pagne. Mais  il  y  a  d'atroces  campagnes  et  il  la  voit 
toute  fraîche  et  toute  bonne. 

L'imagination  du  désir  ne  voit  jamais  qu'un 
coin,  —  un  fragment  favorable  des  choses...  Qui 
voit  tout  ne  désire  rien  et  tremble  de  bouger. 

Je  ne  puis  penser  que  la  «  Nature  »  était  incon- 
nue avant  Rousseau  ;  ni  la  méthode  avant  Des- 
cartes ;  ni  l'expérience  avant  Bacon  ;  ni  tout  ce 
qui  est  évident  avant  quelqu'un.  -^ 

Mais  quelqu'un  a  battu  le  tambour. 

Tantôt  le  pays  dans  la  fenêtre  n'est  qu'un  ta- 
bleau pendu  au  mur  ;  tantôt  la  chambre  n'est 
qu'une  coque  parmi  les  arbres  qui  m'empêche  de 
voir  le  tout,  non  d'y  être.  Elle  n'est  qu'un  accident 
de  perspective,  comme  une  feuille  cache  un  vil- 
lage. 

Une  pendule  fée  ;  et  toutes  fois  que  l'on  écoute 
le  toc  du  balancier,  elle  s'arrête,  elle  ne  peut  mar- 
cher que  dans  ma  demi-conscience,  dans  les  bas 
côtés  du  présent  ;  —  entendue  et  non  écoutée  ;  — 
vue  et  non  regardée.  —  Elle  ne  peut  compter  que 
le  temps  de  mon  absence. 

2â 


RHUMBS 

Et  une  autre  horloge  ne  travaille  que  sous  ma 
garde.  Si  je  m'en  désintéresse,  si  je  n'en  soutiens 
la  vie  et  le  battement,  et  ne  la  sustente  de  ma  pré- 
sence —  de  mon  attente  —  de  ma  prière ^  —  elle 
s'arrête. 

Moïse  aux  bras  tendus  vers  Dieu,  tant  que  se? 
membres  épuisés  demandent  par  une  fatigue  et 
une  douleur  insupportables  la  victoire  de  son 
peuple  qui  frappe,  fléchit,  chancelle,  et  va  succom- 
ber sous  son  visage  dans  la  plaine  de  Raphidim, 
maintient  la  fortune  des  armes  en  équilibre. 


Rêve  de  Psychologue. 

Je  rêvais  d'être  condamné  à  mort.  Mais  je  pou- 
vais m'en  tirer,  si  seulement  je  parvenais  à  me 
faire  oublier  par  quelqu'un,  —  roi,  juge  ou  bour- 
reau ..^ 

Celui  qui  caresse  un  chat,  indéfiniment,  comme 
s'il  l'aimantait,  s'astreint  et  s'habitue  à  cette  molle 
manœuvre.  Il  se  He,  mais  se  pouvant  délier,  c'est 
un  jeu.  Le  jeu  c'est  :  l'ennui  peut  délier  ce  que 
l'entrain  avait  lié.  • 


23 


TEL    QUEL 

Impression  parisienne  :  Un  colosse  —  (anglais 
ou  allemand)  regarde  les  plumes,  les  rubans,  les 
riens  riches  et  les  miracles  de  la  main,  —  avec  le 
plus  profond  sérieux.  Il  étudie,  suppute  les  prix, 
je  pense.  Il  fait  une  étude  très  pesante,  rue  de  la 
Paix... 

Suresncs.  ii  mai  191 2.  —  Au  matin,  vu  du  bois 
cet  étrange  quai  de  Suresnes  —  si  plat  au  delà  de 
l'eau  unie.  —  Plus  de  vingt  cheminées  d'usines 
merveilleusement  placées  par  le  hasard  pour  le 
point  où  je  me  suis  arrêté,  avec  des  écarts  et  des 
hauteurs  comme  choisis,  sont  là,  portant  leurs 
énormes  touffes  crépues  couleur  de  cendre.  — 
L'eau  hésite,  balbutie,  s'excuse  à  mes  pieds,  se  ren- 
gorge. — 

Je  me  trouve  délicieusement  tiraillé  en  divers 
sens  par  les  mouvements  ici  donnés  —  fumées  par 
le  vent  poussées  —  dont  la  contrariété  douce  et 
générale  me  fait  homme,  et  sentir  que  je  suis 
centre. 

La  conscience  semble  un  miroir  d'eau  d'où  tan- 
22 


RHUMBS 

tôt  le  ciel,  tantôt  le  fond,  viennent  vers  le  specta- 
teur :  et  souvent  l'eau  nue  et  accidentée  fait  une 
foule  de  miroirs  et  de  transparences,  une  inextri- 
cable image  d'images. 

PerroS'Guirec. 

Ce  pays,  on  y  sent  bien  nettement  que  nous 
vivons  sur  des  décombres. 

Choses  brisées  et  leurs  débris  usés.  Littoral 
rompu. 

Brisure  et  puis  usure,  et  bruits  de  l'usure. 

Bruit  perpétuel  de  la  dégradation  ou  violente  ou 
oatiente. 

Mais  ces  voix  d'enfants,  ces  cris,  ces  chocs  dans 
la  maison  de  granit  et  de  sapin  près  de  la  mer... 
Ces  sursauts  de  l'ouïe  dont  le  chant  de  cuisson  et 
de  frisson,  le  soyeux  et  homogène  froissement 
forme  la  base,  ou  la  basse  continue,  donne  aussi 
l'idée,  au  possesseur  de  l'oreille  philosophique,  — 
sous  l'apparence  de  vie,  de  vacarme  et  de  jaillis- 
sement, —  d'une  dissipation,  dépense. 

Perros. 

L'âge  de  ces  corps  dépend  de  leur  dimension  et 
de  leur  figure. 

Ce  grain  de  sable  plus  vieux  que  ce  galet,  ce 

23 


TEL    QUEL 

galet  que  le  roc  ;  Tœuf  de  granit  plus  vieux  que 
l'arête  vive  ;  la  goutte  d'eau  plus  antique  que  le 
grain  gris. 

Mais  ces  vieillesses  sont  relatives,  et  chacune 
dans  une  histoire  particulière. 

Vent. 

Hors  d'elles,  toutes  révoltées,  rebroussées,  elles 

Feuilles  gémissent  et  les  rames  bousculées 

Toutes  chargées  et  chavirées  — •. 

Disent  éperdument  :  Non  ! 

Non.  On  les  emporte  à  l'extrême  sud  de  leur 
groupe. 

Tout  le  corps  de  l'arbre  se  hérisse... 

Toutes  les  feuilles  fuient  jusqu'à  la  plus  voisine 
de  chacune... 

Un  torrent  des  plus  fins.  — ■  Une  massivité,  une 
plénitude  presse.  —  Le  bruit  d'un  sablier,  d'un 
passage  ? 

L'envie  et  la  peur  de  partir.  —  Mille  petits 
■mouchoirs  verts  agités. 

Mais  dès  qu'elles  quittent  l'arbre,  emportées, 
elles  ne  trouvent  plus  le  vent. 

Minutes. 

r-TT  Le  vent  perce.  Le  feu  craque.  Le  papier  d'or 

24 


RHUMBS 

illumine  mes  yeux.  Les  coins  dorment  dans  leur 
noir.  —  Quel  est  mon  lien  ? 

—  Je  suis  sur  la  pente.  Mes  pieds  dans  un  sable 
descendent  ensemble  avec  lui.  Les  très  jeunes  co- 
quilles craquent  par  mille,  tendrement.  Mes  yeux 
démontent  dans  l'équateur  une  constellation  mi- 
nuscule. 

La  Toilette. 

Au  matin,  secouer  les  songes,  les  crasses,  les 
choses  qui  ont  profité  de  l'absence  et  de  la  négli- 
gence pour  croître  et  encombrer  ;  les  produits 
naturels,  saletés,  erreurs,  sottises,  terreurs,  han- 
tises. 

Les  bêtes  rentrent  dans  leur  trou. 

Le  Maître  rentre  du  voyage.  Le  sabbat  est  dé- 
concerté. 

Absence  et  présence. 

lîr 

Petit  Café. 

Obscur  petit  café,  secourable,  secret,  paradis  de 
pureté  et  de  pensées. 

Asile  de  pierre  creuse  d'une  belle  pâleur  avec 
miroirs,  tu  es  bon  pour  le  voyageur,  four  d'ombre 
et  de  fraîcheur,  voûte  en  berceau  très  doux... 

Il  n'y  a  que  moi  dans  cette  grotte.  Moi  et  les 
«  Débats  »  sur  une  table  du  fond. 


25 


TEL    QUEL 

Un  génie  en  habit  noir,  barbouillé  de  barbe 
bleuâtre...  Il  s'ennuie  tant  dans  sa  solitude  ! 
M'apporte  un  tabouret.  Il  m'apporterait  quoi  que 
ce  soit.  Je  comprends  qu'il  vit  dans  un  monde  ima- 
ginaire. 

Je  me  sens  client  abstrait,  essence  de  client. 

Viens,  et  embaume  l'air  !  —  Fume  et  parfume, 
amer  chocolat  qui  rêves  de  biscottes  torréfiées  !... 

Tout  à  l'heure,  après  trop  de  cigarettes,  nous 
songerons  à  requérir  de  ce  vague  penseur  gras  et 
mal  rasé,  une  de  ces  glaces  au  citron  qui  brûlent  de 
froid  les  lèvres  et  la  langue... 

Libre  enfin  des  musées  ! 

Les  collections,  contraires  à  l'esprit  ;  le  harem 
à  l'amour. 

On  est  fatigué  des  disputes  de  ces  dames  sul- 
tanes. La  somme  de  toutes  ces  beautés  est  absurde, 
accablante.  Une  assemblée  d'objets  exceptionnels, 
une  foule  de  singuliers  ne  peut  plaire  qu'à  des 
marchands,  séduire  que  des  insensibles  qui  se 
croient  sensibles,  et  des  gens  crédules.  Un  œil  spi- 
rituel ne  verrait  point  de  visiteurs  dans  les  galeries, 
mais  des  adjectifs  errants.  Après  tout,  l'objet  de 
l'artiste,  l'unique  objet,  se  réduit-il  à  obtenir  une 
épithète... 

Ce  chocolat  est  d'un  goût  sévère  qui  convient  à 
ce  lieu  vide  et  plaît  à  mon  humeur.  Une  cuillerée, 
—  une  pensée,  —  une  cuillerée  —  une  bouffée, 

26 


RHU  MBS 

—  une  gorgée  d'eau  glacée,  —  et  cette  suite  de 
jugements  : 

Les  musées  sont  odieux  aux  artistes. 

Ils  n'y  entrent  que  pour  souffrir,  ou  espionner, 
dérober  des  secrets  militaires. 

S'ils  jouissent,  c'est  par  l'atrocité  de  leurs  mé- 
pris. 

Peindre  les  horribles  souffrances  de  l'envie 
artiste. 

Michel-Angelo,  s'il  l'eût  osé,  eût  empoisonne. 
Scène  qu'il  fait  à  Léonard.  Ce  qu'elle  implique. 

Lionardo  n'était  jaloux  que  de  ses  idées. 

Un  homme  de  talent,  devant  moi  émerveillé, 
apprenant  la  mort  ou  la  démence,  —  je  ne  sais 
plus,  —  d'un  écrivain  plus  connu  et  plus  récom- 
pensé que  lui,  se  laisse  dire  vivement  :  Tant 
mieux...  C'est  bien  mon  tour  à  présent. 

On  ose  écrire  des  histoires  des  lettres  ou  de  l'art 
sans  souffler  mot  de  ces  choses-là,  sans  approfon- 
dir. L'art  est  aussi  mauvais  que  l'amour.  L'art  et 
l'amour  sont  criminels  en  puissance,  —  ou  ne  sont 
pas. 

Tout  ce  qui  vient  des  dieux  met  des  enfers  dans 
l'homme. 

Ce  café  est  vraiment  délicieux.  On  voit  d'ici  la 
chaleur  vibrante  sur  les  dalles  de  la  rue.  Je  caresse 
en  frissonnant  la  carafe  glaciale.  —  Une  trentaine 
de  mouches  suspendues  à  leur  mouvement  dans 

27 


TEL    QUEL 

l'espace  créent  un  système  planétaire  et  un  mur- 
mure statistique  indifférent. 

Ici  l'esprit  abruti  par  les  chefs-d'œuvre  aime  à 
exister,  s'élève,  et  évalue.  Tout  ce  que  les  hommes 
ont  fait,  font  et  feront,  lui  sonne  comme  ce  bruit 
local  et  circonscrit  du  fourmillement  ailé  de  trente 
insectes.  Le  corps  hausse  imperceptiblement  les 
épaules.  Ce  haussement  lui-même,  qui  condamne 
les  humains,  est  assez  mal  reçu.  Il  est  impossible  à 
la  justice  qui  est  en  moi,  de  ne  pas  voir  la  nécessité 
de  mon  sentiment. 

—  Les  fleurs  de  la  fleuriste  nichée  sous  la 
grande  porte  du  palais  qui  est  en  face  dispensent 
à  toute  personne  des  messages  et  songes  d'amour. 
Ce  qui  n'arrivera  jamais,  ce  qui  ne  peut  pas  être, 
embaume,  a  un  parfum. 

Je  trace  des  figures  de  géométrie  sur  le  marbre 
du  guéridon  où  la  pointe  du  crayon  est  si  heu- 
reuse, si  libre. 

—  Et  que  me  fait  la  nécessité  de  mon  senti- 
ment ?  Elle  te  fait  beaucoup,  mon  ami. 

Elle  fait  de  ce  sentiment  ce  qu'il  est,  —  ce  que 
sont  tous  les  sentiments.  Tout  sentiment  est  le 
solde  d'un  compte  dont  le  détail  est  perdu.  Impos- 
sible d'obtenir  un  relevé  de  ces  débits  et  de  ces 
crédits.  On  y  trouverait  des  opérations  qui  remon- 
tent à  l'an  mil  ;  d'autres  au  singe  ou  au  castor.  Le 
péché  originel  est  une  intégrale,  sans  doute. 

28 


RHUMBS 

Allons,  loisir,  fraîcheur,  esprit,  cesse  de  vaincre  ! 

Encore  un  peu  de  fumée  à  la  glace  ;  humons 
dans  l'air  l'odeur  de  limons  anioureux.  Payons  et 
fuyons. 


MORALITES 

Suicides. 

Des  personnes  qui  se  suicident,  les  unes  se  font 
violence  ;  les  autres  au  contraire  cèdent  à  elles- 
mêmes,  et  semblent  obéir  à  je  ne  sais  quelle  fatale 
courbure  de  leur  destinée. 

Les  premiers  sont  contraints  par  les  circons- 
tances ;  les  seconds  par  leur  nature  ;  et  toutes  les 
faveurs  extérieures  du  sort  ne  les  retiendront  pas 
de  suivre  le  plus  court  chemin. 

On  peut  concevoir  une  troisième  espèce  de  sui- 
cides. Certains  hommes  considèrent  si  froidement 
la  vie  et  se  sont  fait  de  leur  liberté  une  idée  si 
absolue  et  si  jalouse  qu'ils  ne  veulent  pas  laisser  au 
hasard  des  événements  et  des  vicissitudes  orga- 
niques la  disposition  de  leur  mort.  Ils  répugnent  à 
la  vieillesse,  à  la  déchéance,  à  la  surprise.  On 
trouve  chez  les  anciens  quelques  exemples  et 
quelques  éloges  de  cette  inhumaine  fermeté. 

29 


TEL    QUEL 

Quant  au  meurtre  de  soi-même  qui  est  imposé 
par  les  circonstances,  et  dont  j'ai  parlé  en  premier 
lieu,  il  est  conçu  par  son  auteur  comme  une  action 
ordonnée  à  un  dessein  défini.  Il  procède  de  l'im- 
puissance où  l'on  se  trouve  d'abolir  exactement  un 
certain  mal. 

On  ne  peut  atteindre  la  partie  que  par  le  détour 
de  la  suppression  du  tout.  On  supprime  l'ensemble 
et  l'avenir  pour  supprimer  le  détail  et  le  présent. 
On  supprime  toute  la  conscience,  parce  que  l'on 
ne  sait  pas  supprimer  telle  pensée  ;  toute  la  sensi- 
bilité, parce  que  l'on  ne  peut  en  finir  avec  telle 
douleur  invincible  ou  continuelle. 

Hérode  fait  égorger  tous  les  nouveau-nés,  ne 
sachant  discerner  le  seul  dont  la  mort  lui  importe. 
Un  homme  afîolé  par  un  rat  qui  infeste  sa  maison 
et  qui  demeure  insaisissable,  brûle  l'édifice  entier 
qu'il  ne  sait  purger  précisément  de  la  bête. 

Ainsi  l'exaspération  d'un  point  inaccessible  de 
l'être  entraîne  le  tout  à  se  détruire.  Le  désespéré  est 
conduit  ou  contraint  à  agir  indistinctement. 

Ce  suicide  est  une  solution  grossière. 

Ce  n'est  point  la  seule.  L'histoire  des  hommes 
est  une  collection  de  solutions  grossières.  Toutes 
nos  opinions,  la  plupart  de  nos  jugements,  le  plus 
grand  nombre  de  nos  actes  sont  de  purs  expédients. 

Le  suicide  du  second  genre  est  l'acte  inévitable 
des  personnes  qui  n'offrent  aucune  résistance  à  la 

30 


RHU  MBS 

tristesse  noire  et  illimitée,  à  l'obsession,  au  vertige 
de  l'imitation  ou  d'une  image  sinistre  et  singulière- 
ment choyée. 

Les  sujets  de  cette  espèce  sont  comme  sensibili- 
sés à  une  représentation  ou  à  l'idée  générale  de  se 
détruire.  Ils  sont  tout  comparables  à  des  intoxi- 
qués ;  et  l'on  observe  en  eux,  dans  la  poursuite  de 
leur  mort,  la  même  obstination,  la  même  anxiété, 
les  mêmes  ruses,  la  même  dissimulation  que  l'on 
remarque  chez  les  toxicomanes  à  la  recherche  de 
leur  drogue. 

Quelques-uns  ne  désirent  pas  positivement  la 
mort,  mais  la  satisfaction  d'une  sorte  d'instinct. 
Parfois,  c'est  le  genre  même  de  mort  qui  les  fas- 
cine. Tel  qui  se  voit  pendu,  jamais  ne  se  jettera  à 
la  rivière.  La  noyade  ne  l'inspire  point.  Un  certain 
menuisier  se  construisit  une  guillotine  fort  bien 
conçue  et  ajustée,  pour  se  donner  le  plaisir  de  se 
trancher  nettement  la  "tête.  Il  y  a  de  l'esthétique 
dans  ce  suicide,  et  le  souci  de  composer  soigneuse- 
ment son  dernier  acte. 

Tous  ces  êtres  deux  fois  mortels  semblent  con- 
tenir dans  l'ombre  de  leur  âme,  un  somnambule 
assassin,  un  rêveur  implacable,  un  double,  —  exé- 
cuteur d'une  inflexible  consigne.  Ils  portent  quel- 
quefois un  sourire  vide  et  mystérieux,  qui  est  le 
signe  de  leur  secret  monotone,  et  qui  manifeste  (si 
l'on  peut  écrire  ceci)  la  présence  de  leur  absence. 

31 


TEL    QUEL 

Peut-être  perçoivent-ils  leur  vie  comme  un  songe 
vain  ou  pénible  dont  ils  se  sentent  toujours  plus  las 
et  plus  tentés  de  se  réveiller.  Tout  leur  paraît  plus 
triste  et  plus  nul  que  le  non-être. 

Je  terminerai  ces  quelques  réflexions  par  l'ana- 
lyse d'un  cas  purement  possible.  Il  peut  exister  un 
suicide  par  distraction,  qui  se  distinguerait  assez 
difficilement  d'un  accident.  Un  homme  manie  un 
pistolet  qu'il  sait  chargé.  Il  n'a  ni  l'envie  ni  l'idée 
de  se  tuer.  Mais  il  empoigne  l'arme  avec  plaisir  ; 
sa  paume  épouse  la  crosse,  et  son  index  enferme  la 
gâchette,  avec  une  sorte  de  volupté.  Il  imagine 
l'acte.  //  commence  à  devenir  l'esclave  de  l'arme. 
Elle  tente  son  possesseur.  Il  en  tourne  vaguement 
la  bouche  contre  soi.  Il  l'approche  de  sa  tempe,  de 
ses  dents.  Le  voici  presque  en  danger,  car  l'idée  du 
fonctionnement,  la  pression  d'un  acte  esquissé  par 
le  corps  et  accompli  par  l'esprit  l'envahit.  Le  cycle 
de  l'impulsion  tend  à  s'achever.  Le  système  ner- 
veux se  fait  lui-même  un  pistolet  armé,  et  le  doigt 
veut  se  fermer  brusquement. 

Un  vase  précieux  qui  est  sur  le  bord  même  d'une 
table  ;  un  homme  debout  sur  un  parapet,  sont  en 
parfait  équilibre  ;  et  toutefois  nous  aimerions 
mieux  les  voir  un  peu  plus  éloignés  de  l'aplomb  du 
vide.  Nous  avonr  la  perception  très  poignante  du 
peu  qu'il  en  faudrait  pour  précipiter  le  destin  de 
l'homme  ou  de  l'objet.  Ce  peu  manguera-t-il  à 

32 


RHU  MBS 

celui  dont  la  main  est  armée  ?  S'il  s'oublie,  si  le 
coup  part,  si  l'idée  de  l'acte  l'emporte  et  se  dépense 
avant  d'avoir  excité  le  mécanisme  de  l'arrêt  et  la 
reprise  de  l'empire,  appellerons-nous  ce  qui  s'en- 
suivra suicide  par  imprudence  ?  La  victime  s'est 
laissé  agir,  et  sa  mort  lui  est  échappée  comme  une 
parole  inconsidérée.  Elle  s'est  avancée  insensible- 
ment dans  une  région  dangereuse  de  son  domaine 
volontaire,  et  sa  complaisance  à  je  ne  sais  quelles 
sensations  de  contact  et  de  pouvoir  l'a  engagée 
dans  une  zone  où  la  probabilité  d'une  catastrophe 
est  très  grande.  Elle  s'est  mise  à  la  merci  d'un  lap- 
sus, d'un  minime  incident  de  conscience  ou  de 
transmission.  Elle  se  tue,  parce  qu'il  était  trop 
facile  de  se  tuer. 

J'ai  insisté  quelque  peu  sur  ce  modèle  imagi- 
naire d'un  acte  à  demi  fortuit,  à  demi  déterminé, 
afin  de  suggérer  toute  la  fragilité  des  distinctions 
et  des  oppositions  que  l'on  essaie  de  définir  entre 
les  perceptions,  les  tendances,  les  mouvements  et 
les  conséquences  des  mouvements,  —  entre  le  faire 
et  le  laisser  faire,  l'agir  et  le  pâtir,  —  le  vouloir  et 
le  pouvoir.  (Dans  l'exemple  donné  ci-dessus,  le 
pouvoir  induit  au  vouloir.) 

Il  faudrait  toute  la  subtilité  d'un  casuiste  ou  d'un 
disciple  de  Cantor,  pour  démêler  dans  la  trame  de 
notre  temps  ce  qui  appartient  aux  divers  agents  de 
notre  destinée.  Vu  au  microscope,  le  fil  que  dcvi- 

33 


TEL    QUEL 

dent  et  tranchent  les  Parques  est  un  câble  dont  les 
brins  multicolores  se  substituent  et  reparaissent 
dans  le  développement  de  la  torsion  qui  les  engage 
et  les  entraînes 

La  mort  est  une  surprise  que  fait  l'inconcevabie 
au  concevable.. 


VSr 


Que  de  prétextes,  de  paralogismes,  d'excuses 
—  fécondité,  ingéniosité,  —  pour  continuer  à 
vivre  ! 

Pour  abattre  les  raisons  péremptoires  d'annihi- 
lation qui  surgissent  de  tout,  —  qui  donnent  à 
chaque  instant  à  l'individu  la  sensation  —  ou 
d'inutilité,  ou  du  manqué  ou  du  dépassé. 

L'espoir,  méfiance  réflexe  à  l'égard  de  nos  pré- 
visions. Heureuse  méfiance.  L'espoir  est  un  scepti^ 
cisme.  C'est  douter  du  malheur  instant. 

Il  y  a  donc  un  instinct  qui  distingue  et  amplifie 
la  di^érence  de  la  probabilité  avec  la  certitude,  et 
qui  exploite  contre  les  lois,  contre  les  forces,  contre 

34 


RHUMBS 

I l'évidence  même,  les  moindres  défauts  de  la  con- 
I naissance  que  nous  en  avons. 
'  Se  retenir  à  une  touffe  d'herbe  :  contraste  émou- 
vant entre  l'énergie  extraordinaire  de  la  prise,  et 
ce  brin  de  graminée  si  fragile.  Contraste  entre  la 
fragilité  de  la  vie  (puisqu'elle  tient  à  un  brin 
d'herbe),  et  la  puissance  presque  infinie  du  vouloir 
vivre. 

On  se  réfugie  dans  ce  qu'on  ignore.  On  s*y 
cache  de  ce  qu'on  sait.  L'inconnu  est  l'espoir  de 
l'espoir.  La  pensée  cesserait  avec  l'indétermination. 
L'espoir  est  l'acte  intime  qui  crée  de  l'ignorance, 
hange  le  mur  en  nuage,  —  et  il  n'y  a  point  de 
sceptique,  de  pyrrhonien  si  destructeur  de  raison- 
nements, de  raison,  de  probabilité,  et  d'évidences, 
:]^ue  l'est  ce  forcené  démon  de  l'espoir. 


Toujours  seule,  et  le  plus  souvent  silencieuse  au 
:ommet  de  la  plus  haure  et  de  la  suprême  tour, 
'Espérance  regarde  au  delà  du  corps  et  de  l'esprit. 

L'Espérance  se  mire  et  se  voit  des  ailes  de  vTc- 
foire. 

35 


TEL    QUEL 

Toute  morale  prophétise. 

Dépopulation. 

La  cause  de  la  dépopulation  est  claire  :  C'est  l 
présence  d'esprit. 

Une  somme  d'époux  prévoyants  de  l'aveni 
constitue  un  peuple  insoucieux  de  l'avenir. 

Il  faut  perdre  la  tête  ou  perdre  sa  race. 

'Brièvetés. 

L'action  est  une  brève  folie. 

Ce  que  l'homme  a  de  plus  précieux  est  un 
brève  épilepsie. 

Le  génie  tient  dans  un  instant. 

L'amour  naît  d'un  regard  ;  et  un  regard  suff 
pour  engendrer  une  éternelle  haine. 

Et  nous  ne  valons  quelque  chose  que  pour  avoi 
été  et  pouvoir  être  un  moment  hors  de  nous. 

Ce  petit  moment  hors  de  moi  est  un  germe,  o 
se  projette  comme  un  germe.  Tout  le  reste  de  1 
durée  le  développe  ou  le  laisse  périr. 

Il  y  a  un  ressort  étrangement  puissant,  contrain 
dans  les  graines  et  dans  certaines  minutes.  Il  y 
des  particules  de  temps  qui  diffèrent  des  autre 

36 


RHUMBS 

omme  un  grain  de  poudre  diffère  d'un  grain  de 
able.  Leurs  apparences  sont  presque  les  mêmes, 
eurs  avenirs  non  comparables. 

L'idée  que  le  temps  est  de  l'argent  est  le  comble 
le  la  vilenie.  Le  temps  est  de  la  maturation,  de  la 
:lassification,  de  l'ordre,  de  la  perfection. 

Le  temps  construit  un  vin  et  la  valeur  d'un  vin, 
—  de  ces  vins  qui  se  modifient  lentement,  et  qui 
doivent  se  boire  à  tel  âge,  comme  une  femme  de 
tel  type  a  un  âge  qu'il  faut  attendre,  ou  ne  pas  lais- 
ser passer,  pour  l'aimer. 

Les  mêmes  grandes  nations  qui  n'ont  pas  le  sens 
exquis  de  la  complexité  des  vins,  des  équilibres 
intimes  de  leurs  qualités,  des  années  qu'il  faut  et 
qu'il  suffît  qu'ils  aient,  —  ont  adopté  et  imposé  au 
monde  cette  inhumaine  «  équation  du  temps  ». 

—  Elles  n'ont  pas,  non  plus,  le  sens  des 
femmes,  et  des  nuances  de  femmes. 

Aire  Chrétienne. 

Le  christianisme  tient  au  pam  et  au  vin. 
Le  catholicisme  les  exige.  Pain,  vin,  et  la  notion 
de  substance^ 


B? 


I 


TEL    QUEL 

L'opéi-ation  essentielle  qui  définit  le  catholi- 
cisme est  le  changement  de  substance  de  deux  pro- 
duits élaborés  par  l'industrie  de  l'homme. 

Quant  à  la  notion  de  substance,  elle  est  un  pro- 
duit intellectuel  de  la  réflexion  et  des  analyses  de 
quelques  hommes. 

Or,  pain  et  vin  sont  blé  et  vigne,  et  procédés  de 
panification  et  de  vinification.  Et  l'idée  de  la  sub- 
stance est  le  résultat  d'une  forme  de  méditation 
assujettie  à  Certaines  règles  (ou  Logique)  ;  elles- 
mêmes  possibles  dans  certains  types  linguistiques, 
et  non  dans  d'autres. 

Tout  ceci  définit  sUr  le  globe  une  certaine  région 
qui  se  dispose  autour  du  bassin  de  la  Méditer- 
ranée ;  région  dont  les  limites  sont  celles  de  la 
vigne  et  du  blé.  A  l'intérieur  de  cette  frontière 
naturelle,  furent  inventés  le  pain  et  le  vin.  Et  c'est 
dans  la  même  enceinte  que  vécurent  les  popula- 
tions pour  lesquelles  le  pain  et  le  vin  furent  des 
nourritures  si  communes,  si  certaines,  si  représen- 
tatives de  la  nourriture  essentielle,  et,  en  quelque 
sorte,  élémentaire,  que  le  choix  de  ces  aliments 
s'imposait,  s'agissant  d'instituer  un  sacrifice  non 
sanglant,  que  l'on  pût  ofïrir,  à  peu  de  frais,  en 
toute  saison,  et  au  moyen  des  choses  qui  se  con- 
somment le  plus  répandues.  Le  pain  est  qualifié 
expressément  de  quotidien. 

Où  le  pain  et  le  vin  se  font  rares  ou  manquent, 

38 


RHUMBS 

la  religion  qui  les  Gonsâcfe  paraît  dépaysée.  C'est 
une  étrangère  qui  ne  peut  vivre  que  de  mets  inso- 
lites d'origine  lointaine.  Dans  les  empires  du  riz, 
des  patates j  des  bananes,  des  cervoises,  des  laits 
aigres  et  de  l'eau  claire,  le  pain  et  le  vin  sont  des 
produits  exotiques,  et  l'acte  sacramentel  de  saisir 
sur  la  table  du  repas,  ce  qu'elle  porte  de  plus  simple 
pour  en  faire  ce  qu'il  y  à  de  plus  auguste,  n'est 
plus  un  acte  accompli  à  même  la  vie,  dont  il  a  pour 
efïet  de  subvenir  à  la  faim  surnaturelle  sous  l'espèce 
des  mêmes  choses  qui  la  restaurent  et  la  prolon- 
gent matériellement. 

Les  pays  catholiques  sont  aussi  les  pays  du  meil- 
leur pain  et  des  meilleurs  vins... 

•^  Je  me  faisais  ces  quelques  remarques  à  l'oc- 
casion de  réflexions  diverses  sur  l'Europe. 

L'interdiction  du  vin  par  le  gouvernement  de 
l'Union  est  une  mesure  assez  contraire  au  christia- 
nisme et  à  l'Europe. 

Le  Christ  n'eût  point  choisi  une  boisson  illégale 
et  non  tolérée  par  César,  pour  en  transformer  la 
substance  dans  la  substance  de  son  sang. 


Le  pouvoir  et  l'argent  ont  le  prestige  de  l'infini  ; 
ce  n'est  pas  telle  chose,  ni  telle  faculté  d'agir  que 


39 


TEL    QUEL 

l'on  désire  précisément  posséder.  Nul  ne  convoite 
follement  une  puissance  raisonnable  ;  ni  l'exercice 
du  gouvernement  comme  métier  clair  et  régulier  ; 
ni  l'argent  comme  valeur  d'objets  bien  détermi- 
nés. 

Mais  c'est  le  vague  du  pouvoir  qui  fait  le  grand 
désir,  —  parce  que  je  ne  sais  jamais  ce  que  je 
pourrais  venir  à  désirer.  Je  ne  recherche  pas  ce  qui 
est  mesuiré,  et  je  ne  veux  acheter  que  ce  qui  n'est 
pas  dans  le  coaimierce. 

C'est  pourquoi  le  monde  regarde  toujours  un 
heureux  joueur  dans  l'homme  très  puissant  ou  très 
riche.  Une  chance  extraordinaire  est  présumée  à 
l'origine  de  ces  très  grandes  fortunes.  Nul  effort, 
nul  travail  fini  ne  semblent  pouvoir  conduire  à 
cette  grandeur  qui  semble  transcendante. 

Enfin,  c'est  donc  l'instinct  de  l'abus  du  pouvoir 
qui  fait  songer  si  passionnément  au  pouvoir.  Le 
pouvoir  sans  l'abus  perd  le  charme. 


^ 


Un  grand  nom  en  impose  à  tout  le  monde.  Mais 
il  agit  singulièrement  sur  celui  qui  le  porte,  et  qui 
s'en  trouve  gêné  pour  être  quelqu'un,  enhardi  pour 
être  quelque  chose,. 


W^ 


RHUMBS 


Infamie  de  ceux  qui  font  les  travaux  les  plus 
nécessaires.  Le  plus  noble  est  le  plus  secouru. 

La  politique  est  l'art  d'empêcher  les  gens  de  se 
mêler  de  ce  qui  les  regarde. 

J'ai  connu  un  être  bizarre  qui  croyait  tout  ce 
qu'il  lisait  dans  un  certain  journal,  et  rien  de  ce 
qu'il  lisait  dans  un  autre. 

C'était  un  original  ;  enfermé  depuis. 


La  révélation  politique. 

...  L'homme  monte  à  la  tribune.  Tumulte,  — 
cris  d'animaux,  l'opposition  «  hargneuse  »,  etc. 

Il  commence...  Est-ce  un  discours  ?  Mais  peu  à 
peu  le  travail  de  la  pensée  se  montre,  s'impose. 
C'est  la  pensée  en  travail  qui  se  manifeste.  Il  n'y  a 
plus  de  solutions  faciles,  plus  de  formules  simples, 
plus  de  programmes  politiques,  plus  de  tactique 


TEL    QUEL 

parlementaire  possible,  plus  d'images  instantanées, 
de  ripostes  victorieuses... 

Mais  l'immense  embarras  créateur  et  tâtonnant, 
l'avenir  inconnu,  le  présent  mal  connu,  la  logique 
insuffisante,  le  savoir  informe,  la  pénétration  en 
défaut,  l'objet  insaisissable,  la  parole  grossière,  la 
décision  toujours  au  hasard...  Tout  ce  que  masque 
l'art  de  l'orateur,  tout  ce  qui,  dans  la  pensée  telle 
qu'elle  est,  est  conforme  à  la  confusion  réelle  des 
choses  paraît.... 


^ 


La  forme  réfute  le  fond. 

La  chaleur  du  débit,  l'énergie  de  l'orateur,  ses 
éclats,  ses  images,  son  talent,  son  génie...  autant 
d'écrasants  arguments  contre  le  fond. 

Les  fortes  thèses  sont  nues. 

Mais  s'il  les  faut  parer  et  cuirasser,  —  écrasant 
argument  contre  l'auditoire. 

Opinions. 

Toute  opinion  est  une  traduction  très  simple  de 
l'opinion  adverse»  Si  l'opération  n'était  des  plus 
faciles,  la  paresse  de  l'esprit  l'engagefait  à  ne 
jamais  changer  de  camp. 

43 


RHUMBS 

Une  opinion  politique  ou  artistique  doit  être 
chose  si  vague  que  sous  les  mêmes  apparences,  le 
même  individu  puisse  toujours  d'accommoder  à 
son  humeur  et  à  ses  intérêts  \  justifier  soti  acte  ; 
«  expliquer  »  son  vote. 

it 

Un  homime  qui  ne  jugerait  de  toutes  choses  que 
selon  sa  seule  expérience,  qui  Se  refuserait  à  arguer 
de  ce  qu'il  n'a  pas  vu  et  éprouvé,  qui  ne  se  pro- 
noncerait que  de  soi-même,  qui  ne  se  permettrait 
d'opinions  que  directes,  provisoires  et  motivées,  — 
qui  à  chaque  pensée  lui  venant,  ajouterait  ou  qu'il 
l'a  formée,  —  ou  qu'il  Ta  lue,  ou  reçue  ;  et  que 
l'urie  sort  du  hasard  et  de  Tinconnu,  —  que  l'autre 
n'est  qu'un  écho  ;  et  qu'il  ne  pense  rien  et  ïie  com- 
prend quoi  que  ce  soit  qu'au  moyen  du  hasard  et 
des  échos,  —  ce  serait  bien  le  plus  honnête  homme 
du  monde,  le  plus  détaché,  le  plus  vrai,  —  Mais  sa 
pureté  le  rendrait  incommunicable,  et  sa  vérité  le 
réduirait  à  n'être  pas. 

Il  faut  disputer  des  goûts  et  des  couleurs. 
D'abord  parce  que  toute  dispute  se  réduit  à  cette 
espèce,  et  qu'il  faut  que  l'on  dispute.  L'homme  lie 

.43 


TEL    QUEL 

se  développe  et  ne  déploie  ses  ressources  que  pour 
défendre  sa  particularité  et  l'imposer  aux  autres. 
Or,  les  goûts  sont  incomparables,  c'est  entendu. 
Mais  ils  ne  sont  pas  incommunicables.  Bien  au 
contraire.  Et  peut-être,  la  dispute  apparemment 
vai^  se  fonde  sur  un  sentiment  profond  de  la 
mutabilité  des  goûts,  de  la  fragilité  des  personnali- 
tés, de  leur  inconstance...  Sur  l'échange  possible. 
Deux  choses  peuvent  arriver  :  ou  un  échange  de 
goûts,  ou  une  conquête  par  l'un  ;  ou  une  troi- 
sième :  un  goût  moyen.  Cf.  températures. 


L'homme  de  goût  est  une  manière  d'incrédule. 
Il  ne  croit  pas  à  la  surprise  :  unique  loi  des  artj 
modernes. 

Car  la  surprise  est  chose  jinie,, 

La  même  idée  venant  de  toi  ou  de  moi  pro- 
voque ma  contradiction  ou  mon  assentiment.  (Ce 
qui  suppose  une  certitude  que  cette  telle  idée  vient 
bien  de  moi...) 

La  mode  étant  l'imitation  de  qui  veut  se  dis- 
ÛÊi 


RHU  MBS 

tinguer  par  celui  qui  ne  veut  pas  être  distingué,  il 
en  résulte  qu'elle  change  automatiquement.  Mais 
le  marchand  règle  cette  pendule. 

La  tendance  la  plus  naïve  est  celle  qui  fait  dé- 
couvrir la  «  nature  »  tous  les  trente  ans. 

Il  n'y  a  pas  de  nature.  Ou  plutôt  ce  qu'on  croit 
être  donné  est  toujours  une  fabrication  plus  ou 
moins  ancienne. 

Il  y  a  un  pouvoir  excitant  dans  l'idée  de  revenir 
au  contact  de  la  chose  vierge.  On  imagine  qu'il  y  a 
de  telles  virginités.  Mais  la  mer,  les  arbres,  les 
soleils,  —  et  surtout  l'œil  humain  —  tout  cela  est 
artifice. 

L'ermoblissement,  et  le  besoin  de  noble  qui  est 
chez  les  classiques  n'est  pas  loin  du  naturisme. 

Les  deux  besoins  (à  des  degrés  divers  de  clair- 
voyance et  de  sincérité),  supposent  un  oubli  suffi- 
sant des  origines. 

Une  pique  est  plus  noble  —  et  plus  nature 
qu'un  fusil. 

Une  paire  de  bottes  plus  noble  qu'une  paire  de 
bottines. 

L'oubli  de  l'homme,  l'absence  de  l'homme,  la 
non  action  de  l'homme,  l'oubli  d'anciennes  condi- 
tions de  l'homme  —  c'est  de  quoi  sont  faits  et  le 

45 


TEL    QUEL 

a  noble  ))  et  la  «  nature  »,  et...  le  poi-disant 
«  huniain  », 

Le  «  r.espect  »,  l'honneur  —  la  vénération  —  la 
louange,  les  actions  de  grâce,  toutes  ces  antiquités 
qui  se  font,  ou  vont  se  faire  étranges,  qui  passent 
des  moeurs  aux  musées  —  (Il  y  aurait  un  Musée 
des  Sentiments  à  construire). 

Du  moment  que  des  sentiments  s'expriment  en 
termes  finis,  ils  sont  sur  leur  fin. 

Le  respect  a  été  peut-être  une  comédie  d'esclave 
qui  fait  semblant  de  ne  pouvoir  supporter  la  vue 
éblouissante  du  Maître, 


«  Vérité,  beauté  »  —  ce  sont  là  des  notions  très 
anciennes  qui  ne  répondent  plus  à  la  précision  exi- 
gible. 

Si  un  homme  dit  :  oh,  que  ceci  est  beau  !  — 
nous  traduisons  que  tels  ou  tels  symptômes  sont 
en  lui  -^  que  tels  mouvements  ou  velléités  de  re- 
prendre, relire,  revoir,  se  déclarent  ;  qu'un  objet 
donné  semble  vouloir  se  répéter,  —  qu'il  nous  in- 
time de  refaire  l'amour  indéfiniment  avec  lui. 


«6 


RHUMBS 


Objet  de  l'histoire  :  montrer  la  possibilité  de 
vivre  en  ...  76  ... 

Sans  ses  parasites,  voleurs,  chanteurs,  mystiques, 
danseurs,  héros,  poètes,  philosophes,  gens  d'a|ïai- 
res,  l'humanité  serait  une  société  animale  ;  ou  pas 
même  une  société,  une  espèce  ;  la  terrç  serait  sans 
sel. 

Dans  toute  société  paraît  un  homme  préposé  aux 
Choses  Vagues.  Il  les  distille,  les  ordonne,  les  pare 
de  règlements,  de  méthodes,  d'initiations,  de  pom- 
pes, symboles,  mètres,  exercices  «  spirituels  »,  jus- 
qu'à leur  donner  l'aspect  de  lois  primordiales.  — 
C'est  le  prêtre,  le  mage,  le  poète,  le  maître  des 
cérémonies  intimes  ;  —  encore  le  démagogue  ou 
le  héros.  Ils  construisent  de  vapeurs  des  édifices 
qui  ne  sont  pas  solides,  mais  en  revanche,  qui  sont 
éternels.  Toute  attaque  les  dissipe,  nulle  ne  les  dé- 
truit. 

Le  métier  des  intellectuels  est  remuer  toutes 
choses  §ous  leurs  signes,  noms  ou  symboles,  sans 

62 


TEL    QUEL 

le  contrepoids  des  actes  réels.  Il  en  résulte  que  leurs 
propos  sont  étonnants,  leur  politique  dangereuse, 
leurs  plaisirs  superficiels. 

Ce  sont  des  excitants  sociaux  avec  les  avantages 
et  les  périls  des  excitants  en  général. 


Le  rhéteur  et  le  sophiste,  sel  de  la  terre.  Idolâtres 
sont  tous  les  autres  qui  prennent  les  mots  pour  des 
choses,  et  les  phrases  pour  des  actes. 

Mais  les  premiers  aperçoivent  tout  leur  groupe, 
le  royaume  du  possible  est  en  eux. 

Il  en  résulte  que  l'homme  de  l'action  nette, 
grande  et  hardie  n'est  pas  d'un  type  très  différent 
de  ces  types  maîtres  et  libres.  Ils  sont  frères  inté- 
rieurement. 

(Napoléon,  César,  Frédéric,  —  hommes  de  let- 
tres, éminemment  doués  pour  la  manœuvre  des 
homaiies  et  des  choses  —  par  les  mots.) 


Je  vois  passer  «  l'homme  moderne  »  avec  une 
idée  de  lui-même  et  du  monde  qui  n'est  plus  une 
idée  déterminée.  —  Il  ne  peut  pas  ne  pas  en  porter 
plusieurs;  ne  pourrait  presque  vivre  sans  cette 
multiplicité  contradictoire  de  visions  ;  —  il  lui  est 


RHUMBS 

devenu  impossible  d'être  l'homme  d'un  seul  point 
de  vue,  et  d'appartenir  réellement  à  une  seule  lan- 
gue, à  une  seule  nation,  à  une  seule  confession,  à 
une  seule  physique. 

Ceci,  et  par  suite  de  son  mode  de  vivre  et  par 
suite  de  la  pénétration  mutuelle  des  diverses  solu- 
tions. 

Et  puis,  les  idées,  même  les  fondamentales,  com- 
mencent à  perdre  le  caractère  d'essences  pour  pren- 
dre le  caractère  d'instruments. 


L'inhumaine. 

La  science  a  ruiné  la  bonne  conscience  du  sens 
commun  et  du  bon  sens.  Ils  ne  conservent  leur 

crédit  que  dans  les  terrains  vagues.  Elle  a  contraint 
les  esprits  à  s'attendre  toujours  à  des  surprises  dans 
tous  les  domaines  oij  le  langage  et  les  discours  ne 
font  pas  tout.  Elle  déprécie  nos  images  naïves,  et 
jusqu'à  notre  faculté  d'imaginer,  qui  est  dérivée 
de  nos  expériences  et  habitudes  corporelles.  Elle 
suggère  qu'il  se  passe  une  infinité  de  faits  inimagi- 
nables, dont  les  imaginables  sont  une  infime  partie 
toute  subordonnée;  et  elle  retire  même  à  l'homme 
sa  notion  du  savoir  :  essences,  principes,  catégo- 
ries, déductions,  ces  simulacres  de  l'ordonnance 
et  de  la  centralisation  absolue  d'une  connaissance 


é9 


TEL    QUEL 

qui  veut  et  prétend  prévoir  son  étendue.  Elle  con- 
duit à  énoncer  des  propositions  insupportables  au 
sens  commun,  car  elles  sont  extravagantes  dans  les 
formes  du  langage  ordinaire,  auxquelles  ledit  sens 
est  étroitement  attaché. 

Tout  ceci  est  fort  désagréable  au  bon  sens,  qui 
est  un  sentiment  statistique,  une  attente  ou  proba- 
bilité, fondée  sur  des  expériences  confuses  ;  sur  les 
représentations  utilisables  ;  sur  la  possibilité  ou 
l'impossibilité  d'imaginer  ;  sur  une  logique  qui  ne 
fait  que  descendre,  et  qui  tient  les  prémisses  pour 
assurées.  L'évidence  n'est  que  la  vision  d'une  image 
naïve.  Quoi  de  plus  évident  qu'il  n'y  a  point  d'an- 
tipodes ?  Mais  quelle  image  n'est  point  naïve  ? 

U objection  du  bon  sens  est  le  recul  d'un  homme 
devant  V inhumain,  car  il  n'y  a  que  de  l'homme, 
des  ancêtres  d'homme,  des  mesures  d'homme;  des 
puissances  et  des  relations  d'hommes  dans  ce  bon 
sens.  Mais  la  recherche  et  même  les  pouvoirs  s'éloi- 
gnent de  l'homme.  L'humanité  s'en  tirera  comme 
elle  pourra.  L'inhumanité  a  peut-être  un  bel  ave- 
nir.is 

Personne  ne  peut  plus  sérieusement  parler  de 
VUnit/ers.  Ce  mot  cherche  son  sens.  Et  le  nom  de 
Nature  se  raréfie.  La  pensée  l'abandonne  à  la  pa- 
role. Tous  ces  mots  nous  paraissent  de  plus  en 

50 


RHUMBS 

plus  des  mots.  C'est  que  l'écart  commence  à  deve- 
nir sensible  entre  le  dictionnaire  de  l'usage  et  la 
table  des  idées  nettes  et  soigneusement  préparées 
pour  la  fixation  et  la  combinaison  des  connaissan- 
ces précises. 

Voici  venir  le  crépuscule  du  Vague  et  s'apprêter 
le  règne  de  l'Inhumain  qui  naîtra  de  la  netteté,  de 
la  rigueur  et  de  la  pureté  dans  les  choses  humaines. 


^ 


Le  langage  est  étourdi  —  oublieux.  Les  signifi- 
cations successives  d'un  mot  s'ignorent.  Elles  déri- 
vent par  des  associerions  sans  mémoire  et  la  troi- 
sième ignore  la  première. 


La  politesse,  c'est  l'indifîércncc  organisée. 
Le  sourire  est  un  système.  • 
Les  égards  sont  des  prévisions 


La  parole  ne  signifie  ce  qu'elle  prétend  signifier 
qu'ex-cep-tion-nel-le-ment. 


51 


^EL     QUEL 

Un  fait  mal  observé  est  plus  perfide  qu'un  mau- 
vais raisonnement. 

-ïîr 

Il  y  a  science  des  choses  simples,  et  art  des  choses 
compliquées.  Science,  quand  les  variables  sont 
enumérables  et  leur  nombre  petit,  leurs  combinai- 
sons nettes  et  distinctes. 

On  tend  vers  l'état  de  science,  on  le  désire.  L'ar- 
tiste se  fait  des  recettes.  L'intérêt  de  la  science  gît 
dans  Vart  de  faire  la  science. 


^ 


Toute  critique,  tout  blâme  revient  à  dire  :  je  ne 
suis  pas  toi.  C'est  pourquoi  il  y  entre  une  cruauté, 
—  c'est-à-dire  une  non-sensibilité,  une  dissem- 
blance essentielle,  —  comme  entre  une  pierre  qui 
tombe  et  l'animal  qu'elle  écrase. 

Il  est  impossible  de  comprendre  et  de  punir  à  la 
fois. 

Si  le  juge  ne  se  fait  le  coupable,  il  est  jugé  par 
les  profondeurs  du  coupable,  qui  ne  sont  pas  autres 

52 


RHUMBS 

que  les  siennes.  Mais  s'il  pénètre  l'intimité  de  la 
faute,  où  est  le  coupable,  oij  le  juge  ? 


tV 


Vraisemblance  et  ressemblance. 

«  Quelque  chose  me  dit  »  que  ce  buste  de... 
Titus  est  d'une  exacte  ressemblance. 

J'appellerai  sans  doute  Vérité,  cette  coïncidence 
entre  mon  idée  de  Titus  et  ce  marbre,  moi  qui  ja- 
mais n'ai  vu  Titus,  et  ce  marbre  a  été  sculpté  au 
xvi^  siècle. 

Grand  débat  de  jadis  avec  Marcel  Schvvob  de- 
vant le  Descartes  de  Hais  :  il  le  trouvait  ressem- 
blant. 

—  A  qui  ?  lui  disais-je. 


^ 


Si  «  l'acte  de  commerce  »  est  d'acheter  dans 
l'intention  de  revendre,  commerçant  est  l'artiste  ou 
auteur  qui  ne  regarde,  ne  voyage,  ne  lit,  et  pres- 
que n'existe,  que  dans  le  dessein  de  produire  — 
remettre  sur  le  marché  son  impression.  —  Non 
acquérir  pour  soi.  —  Mais,  peut-être,  acquérir 
pour  soi  n'a  aucun  sens  ? 


53 


TEL    QUEL 

Il  y  a  des  tempéraments  qui  en  «  rajoutent  ». 
Ils  renforcent  leurs  émotions  comme  s'ils  avaient 
le  sentiment  qu'elles  ne  sont  pas  assez  pénibles  — 
assez  prolongées. 

Ils  ne  les  peuvent  laisser  à  leur  intensité.  Ce  sont 
des  résonateurs.  Ils  vont  à  l'exaspération. 

L'idéal  est  une  manière  de  bouder. 


iV 


CROQUIS 


Le  cerveau  livré  à  soi-même  est  un  artiste  d'Ex- 
trême-Orient. 

Dragons,  chimères;  développements  infinis  dans 
l'arbitraire  le  plus  suivi;  et  quelles  sphères  ajou- 
rées contenues  l'une  dans  l'autre,  et  détachées  l'une 
de  l'autre^  à  même  la  matière  du  souvenir  ! 

54 


RHUMBS 

Comme  fait  le  Chinois  dans  une  masse  d'ivoire 
ou  de  jade,  ainsi  l'artiste  Vie  pratique  ses  voies 
capricieuses  dans  le  bloc  du  passé,  et  trouve  des 
chemins  infinis  et  une  infinité  de  surprises  dans 
ce  fragment  de  temps  achevé. 

Tout  l'homme  est  en  raccourci  dans  Timpa- 
tience.  Il  est  l'être  bizarre  qui  se  démène  pour 
faire  la  pluie  tomber.  Il  veut  qu'elle  vienne,  et 
donc  l'imagine.  Mais  à  chaque  image  s'oppose  la 
sèc/ie  réalité.  Plus  tarde  l'ondée,  plus  il  l'imagine; 
et  plus  il  l'imagine,  plus  il  ressent  qu'elle  ne  tombe, 
plus  est-il  divisé.  Alors  se  met-il  à  «  faire  passer 
le  temps  ».  Le  voilà  qui  marche  et  contre-marche, 
invective  contre  le  vrai,  cherche  des  causes,  dé- 
lire, et  se  rencontre  insensé  ;  se  gronde,  remonte 
à  l'origine  de  son  agitation,  y  trouve  un  réel  be- 
soin de  la  pluie,  un  sage  désir  —  un  bon  texte 
pour  s'approuver,  pour  recommencer  son  cercle  qui 
part  d'une  bonne  raison,  passe  par  une  précision 
dont  il  est  difficile  de  se  défendre,  se  poursuit  par 
l'antagonisme  des  deux  images  très  nettes  qui  ne 
se  répondent  pas...  L'agitation,  se  décuple.  La  fati- 
gue retourne  à  la  déesse  Raison,  l'invoque,  ramène 
à  la  mesure,  à  l'adaptation  juste,  mais  la  dépasse 
et  se  reproduit. 

55 


TEL    QUEL 


Un  homme  se  sent  niais,  stupide,  ahuri,  sans 
présence,  sans  esprit,  et  il  s'en  rend  compte.  — 
Où  est  donc  celui  qui  valait  ?  se  dit-il.  —  Il  consi- 
dère l'emplacement  de  sa  pensée.  Tout  ce  qu'il 
pouvait  a  disparu  comme  par  magie.  —  Où  est 
ma  réponse  ?  —  Où  sont  mes  idées,  ma  parole, 
mes  mots  très  fidèles  et  mes  lumières  accoutu,- 
mées  ? 

Esprit  et  pensées,  vous  seriez  donc  des  puissances 
d'emprunt,  comme  des  biens  extérieurs,  des  armes 
surajoutées,  et  des  parures  qui  se  détachent? 

Sa  volonté  reste  toute  nue,  misérablement  seule. 

Mais  il  lui  demeure  cette  lueur  :  que  l'on 
peut  perdre  tout  ceci,  mais  connaître  qu'on  l'a 
perdu. 

C'est  là  le  dernier  atout  de  la  connaissance.  Tout 
se  joue  sur  ce  désespoir  déclaré,  suprême  étincelle 
de  l'âme,  et  suprême  occasion  de  tout  regagner,  et 
de  relever  tout  le  feu  de  l'intellect  qui  allait  s'étein- 
dre. 

-ïîr 

Homme  àcms  la  nuit. 

...  Il  s'avance  dans  l'épaisseur  de  l'otscur,  les 
mains  étendues  devant  soi,  crainte  de  se  heurter;  et 

56 


RHUMBS 

ces  mains  toutefois  dans  un  état  remarquable  d  ex- 
tension non  rigide,  tandis  que  la  force  est  dans 
les  bras  ;  car  elles  doivent  céder  et  plier  aisément 
sur  l'obstacle  ;  et  les  bras  au  contraire  être  prêts 
à  défendre  la  face.  Il  y  a  donc  une  distribution 
merveilleuse  d'attentes  et  puissances  prochaines 
le  long  de  ces  membres.  Mais  si  le  lieu  est  non 
seulement  ténébreux,  mais  inconnu,  les  pieds 
sont  lents,  et  traînés,  et  la  garde  s'étend  aux 
jambes. 

Dans  l'obscurité,  le  temps  est  plus  long.  L'être 
ne  prend  point  de  vitesse  ;  et  il  fait  sa  quantité  de 
mouvement  aussi  petite  qu'il  le  peut. 


^ 


A  Table. 

Entre  le  plat  fumant,  et  qui  fait  humer  l'atmo- 
sphère. 

Le  petit  garçon  se  jette  sur  sa  grande  sœur 
auprès  de  lui  assise  et  distraite,  et  l'embrasse  éper- 
dûment  avec  une  tendresse,  une  joie  et  une  force 
subites  dans  lesquelles  viennent  se  changer,  à 
l'instant  même,  l'afflux  de  désir  et  de  vie  que 
les  arômes  et  les  promesses  du  bon  plat  causent 
en  lui. 


57 


JEL    QUEL 


ix 


Le    philosophe    regarde    ses    objets    familiers 
comme  terriblement  muets,  —  comme  mutismcs. 

Ils  reçoivent  ses  regards  fixes  ;  et  par  rapport  à 
CCS  points  fixes,  —  sa  pensée  s'agite  ou  oscille. 

Son  œil  les  explore,  les  arrête,  les  dessèche, 
parfois  les  annule,  —  ou  les  dédouble,  ou  les  outre- 
passe. 

Il  y  a  un  varct-vicnt  entre  ce  bouton  de  cuivre 
et  une  idée  inachevée. 


^ 


Les  beaux  visages  de  femme  ont  la  valeur,  la 
splendeur  fermée  des  abstractions.  Ils  représentent 
naturellement  les  Idées,  les  Déesses  du  langage. 

Au  salon  distribuées,  groupes  moelleux,  pwlpes, 
regards.  Si  on  les  fait  taire  au  moyen  d'une  mu- 
sique et  perdre  toute  tension  particulière,  l'âme 
voit  ces  créatures  allégoriques  posées  çà  et  là. 

Cette  dame  est  la  Justice.  —  Celle-ci  la  Ruse. 
—  La  Volonté  s'accoude  ;  et  la  Pensée  observe 
les  bagues  de  la  Bonté. 


5B 


RHUMBS, 

LITTÉRATURE 

EcrirCj  c'est  prévoir. 

Combien  on  s'ignore,  on  le  mesure  en  se  reli- 
sant. 

Beaucoup  d'écrivains  considèrent  leur  art,  non 
comme  cliose  dont  il  faut  se  rendre  maître  —  sine 
qua  non  —  mais  comme  un  jeu  de  hasard  oij  l'on 
peut  risquer  sa  chance.  Ils  se  remettent  tout  entiers 
à  la  fortune  et  se  donneront  la  valeur  qu'elle  vou- 
dra bien  leur  conférer.  (Ils  ajouteront  même  quel- 
que chose.) 

Il  y  a  donc  deux  écueils,  deux  manières  de  s'éga- 
rer et  de  périr  :  l'adaptation  trop  exacte  au  pu- 
blic; la  fidélité  trop  étroite  à  son  propre  système. 

Projet  de  préface. 

Voici  nos  mythes,  nos  erreurs  que  nous  eûmes 
tant  de  peine  à  dresser  contre  les  précédentes  !... 

59 


TEL    QUEL 


^ 


Qu'il  faut  travailler  plusieurs  choses  à  la  fois. 
C'est  le  meilleur  rendement,  —  l'une  profite  à 
l'autre,  et  chacune  est  plus  soi,  plus  pure  ;  car  des 
idées  qui  viennent,  on  envoie  chacune  où  elle  est 
mieux  à  sa  place,  parce  qu'il  y  a  plusieurs  places 
qui  attendent. 


Une  œuvre  est  solide  quand  elle  résiste  aux  subs- 
titutions que  l'esprit  d'un  lecteur  actif  et  rebelle 
tente  toujours  de  faire  subir  à  ses  parties. 

N'oublie  jamais  qu'une  œuvre  est  chose  finie, 
arrêtée  et  matérielle.  L'arbitraire  vivant  du  lecteur 
s'attaque  à  l'arbitraire  mort  de  l'ouvrage. 

Mais  ce  lecteur  énergique  est  le  seul  qui  im- 
porte, —  étant  le  seul  qui  puisse  tirer  de  nous  ce 
que  nous  ne  savions  pas  que  nous  possédions. 


Il  faut  regarder  les  livres  par-dessus  l'épaule  de 
l'auteur. 


RHUMBS 


^ 


D'un  certain  «  point  de  vue  »  qui  n'est  pas 
rarement  le  mien  —  ce  que  l'on  appelle  une  belle 
œuvre,  peut  paraître  une  terrible  défaite  de  Fau- 
teurs 

Souvent  je  juge  une  œuvre  d'art  en  pensant  :  il 
est  impossible  que  vous  ayez  voulu  ceci. 

Un  poète  est  le  plus  utilitaire  des  êtres.  Paresse, 
désespoir,  accidents  du  langage,  regards  singuliers, 
—  tout  ce  que  perd,  rejette,  ignore,  élimine, 
oublie  l'homme  le  plus  pratique,  le  poète  le  cueille, 
et  par  son  art  lui  donne  quelque  valeur. 

Ce  qui  étonne  dans  les  excès  des  novateurs  de 
la  veille,  c'est  toujours  la  timidité. 

Les  vraies  parties  du  style  sont  :  les  manies,  la 
6i 


TEL    QUEL 

volonté,  la  nécessité,  les  oublis,  les  expédients,  le 
hasard,  les  réminiscences. 

Paradoxe. 

L'homme  n'a  qu'un  moyen  'de  donner  de  Tunité 
à  un  ouvrage  :  l'interrompre  et  y  revenir. 

Est  poète  celui  auquel  la  difficulté  inhérente  à 
son  art  donne  des  idées,  —  et  ne  l'est  pas  celui 
auquel  elle  les  retire,. 

Poète.  —  Tandis  qu'il  fait  ses  vers,  il  y  a  une 
période  pendant  laquelle  il  ne  sait  s'il  est  tout  près 
du  but  ou  s'il  n'a  rien  fait.  L'un  et  l'autre  sont 
vrais  ;  et  cette  période  peut  durer  presque  autant 
que  le  travail  entier  lui-même. 

i^ 

Maint  poète  est  comme  celui  qui  cHercKeraît 
avec  peine  et  fureur  par  toute  la  terre,  les  roches 
oii,  par  hasard,  se  figure  une  ressemblance 
humaine. 

62 


RHUMBS 


La  Pythie  ne  saurait  dicter  un  poème. 

Mais  un  vers  —  c'est-à-dire  une  unité  —  et  puis 
un  autre. 

Cette  déesse  du  Continuum  est  incapable  de 
continuer. 

C'est  le  Discontinuum  qui  bouche  les  trous. 

Les  dieux  nous  gardent  du  délire  prophétique  ! 

Je  vois  surtout  dans  ces  transports,  le  mauvais 
rendement  d'une  machine  —  la  machine  impar- 
faite. 

Une  bonne  machine  est  silencieuse.  Les  masses 
excentrées  ne  font  pas  vibrer  l'axe.  —  Parlez  sans 
crier. 

Point  de  transports  —  ils  transportent  mal. 


Inspiration. 

Supposé  que  l'inspiration  soit  ce  que  Ton  croit, 
et  qui  est  absurde,  et  qui  implique  que  tout  un 
poème  puisse  être  dicté  à  son  auteur  par  quelque 
déité,  —  il  en  résulterait  assez  exactement  qu'un 

63 


TEL     QUEL 

inspiré  pourrait  écrire  aussi  bien  en  une  langue 
autre  que  la  sienne,  et  qu'il  pourrait  ignorer. 

(Ainsi  les  possédés  de  jadis,  tout  ignares  qu'ils 
pouvaient  être,  parlaient  hébreu  ou  grec  dans  leurs 
crises.  Voilà  ce  que  l'opinion  confuse  prête  aux 
poètes...) 

L'inspiré  pourrait  ignorer  de  même  l'époque, 
l'état  des  goûts  de  son  époque,  les  ouvrages  de  ses 
prédécesseurs  et  de  ses  émules,  —  à  moins  de  faire 
de  l'inspiration  une  puissance  si  déliée,  si  articulée, 
si  sagace,  si  informée  et  si  calculatrice,  qu'on  ne 
saurait  plus  pourquoi  ne  pas  l'appeler  Intelligence 
et  connaissance. 


^ 


J'entre  dans  un  bureau  où  quelque  affaire  m'ap- 
pelle. Il  faut  écrire,  et  l'on  me  donne  une  plume, 
de  l'encre,  du  papier  qui  se  conviennent  à  mer- 
veille. J'écris  avec  facilité  je  ne  sais  quoi  d'insigni- 
fiant. Mon  écriture  me  plaît.  Elle  me  laisse  une 
envie  d'écrire.  Je  sors.  Je  vais.  J'emporte  une  exci- 
tation à  écrire  qui  se  cherche  une  chose  à  écrire.  Il 
vient  des  mots,  un  rythme,  des  vers,  et  ceci  finira 
par  un  poème  dont  le  motif,  la  musique,  les  agré- 
ments, et  le  tout,  —  procéderont  de  l'incident 
matériel  dont  ils  ne  garderont  aucune  trace.  Quelle 
critique  soupçonnerait  cette  origine  ?  La  critique, 

64 


RHUMBS 

est-elle  possible  ?  —  J'entends  cette  critique  qui 
nous  servirait  à  nous-mêmes,  et  nous  ferait  un  peu 
concevoir  comment  nous  faisons  ce  que  nous  fai- 
sons..» 

Un  homme  très  vif,  très  intelligent,  néglige  son 
style  comme  il  se  permet  des  folies  et  se  moque  de 
ce  qu'il  possède» 

Qui  dit  :  Œuvre,  dit  :  Sacrifices. 
La  grande  question  est  de  décider  ce  que  l'on 
sacrifiera  :  il  faut  savoir  qui,  qui,  sera  mangé. 


^ 


Ce  qui  m'intéresse  —  quand  il  y  a  lieu  —  ce 
n'est  pas  l'œuvre  —  ce  n'est  pas  l'auteur  —  c'est 
ce  qui  fait  l'oeuvre. 

Toute  œuvre  est  l'œuvre  de  bien  d'autres  choses 
qu'un  «  auteur  ». 

Je  connais  la  littérature  pour  l'avoir  interrogée 
à  ma  guise.  (Et  seulement  ainsi.) 


65 


XEL    QUEL 

Littérature. 

L'auteur  a  l'avantage  sur  le  lecteur  d*avoir 
pensé  d'avance  ;  il  s'est  préparé,  il  a  eu  l'initiative. 

Mais  si  le  lecteur  lui  reprend  cet  avantage  ;  s'il 
connaissait  le  sujet  ;  si  Fauteur  n*a  pas  profité  de 
son  avance  pour  approfondir  et  se  mettre  loin  sur 
la  route  ;  si  le  lecteur  a  l'esprit  rapide  —  alors  tout 
l'avantage  est  perdu,  et  il  reste  un  duel  d'esprits, 
mais  où  l'auteur  est  muet,  où  la  manœuvre  lui  est 
interdite...  Il  est  perdu. 


«r 


Je  dis  :  phrase  profonde,  comme  je  dis  phrase 
sonore.  C'est  une  affaire  de  fabrication  :  on  peut 
toujours  y  arriver. 

Si  on  en  fait  une,  on  peut  en  faire  mille  qui  se 
déduisent  les  unes  des  autres  sans  qu'elles  parais- 
sent se  ressembler.  C'est  l'instrument  qui  est  créé. 

Il  en  est  de  même  de  toutes  les  constructions 
littéraires  auxquelles  on  n'impose  qu'une  ou  deux 
conditions  extrinsèques,  —  condition  de  produire 
un  effet  déterminé  en  gros.  La  profondeur  est  cent 
fois  plus  aisée  à  obtenir  de  soi  que  la  rigueur. 


66 


RHUMBS 


Tîr 


Ce  que  tu  fais  le  mieux,  cela  est  un  piège  inévi^ 
table. 

Ecrire  en  Moi-naturel.  Tels  écrivent  en  Moi-» 
dièze. 

Il  y  a  quelque  chose  de  plus  précieux  que  Von- 
ginalité,  c'est  V universalité. 

Celle-ci  contient  celle-là,  et  en  use,  ou  n'en  use 
pas,  suivant  les  besoins. 


Si  tout  le  monde  écrivait,  qu'en  serait-il  des 
valeurs  littéraires.?) 


^ 


Ce  que  l'on  gagne  en  science  de  son  art,  on  îc 
perd  en  «  personnalité  d,  —  tout  d'abord...  Toute 
acquisition  extérieure  se  paie  en  restriction  de  soi — 
naturel.  L'esprit  médiocre  ne  retrouve  plus  le  che- 
min de  sa  nature  ;  mais  quelques-uns  rentrent  chez 

67 


TEL     QUEL 

eux,  tout  armés  de  moyens  devenus  leurs  organes, 
et  plus  forts  que  jamais  pour  être  eux-mêmes. 

Premier  cas. 

O  X  !  tu  prévois  tm  lecteur  qui  ne  me  fait  nulle 
envie. 

Second  cas. 

Ce  livre  est  «  bien  »...  Mais  l'intellect  de  l'auteur 
ne  me  fait  pourtant  nulle  envie. 


^ 


A  n'aime  pas  l'œuvre  de  B,  mais  il  apprécie  et 
utilise  implicitement  l'œuvre  de  C  qui  aime  et 
utilise  B. 

J'admirais  cette  œuvre.  Je  m'en  sentais  inca- 
pable, mortifié...  Et  pourtant  je  sentais  qu'il  avait 
fallu  une  certaine  bêtise  pour  l'écrire,  —  la  conce- 
voir. 

Originalité.  —  Il  est  des  gens,  j'en  ai  connu, 
qui  veulent  préserver  leur  «  originalité  ».  Ils  imi- 

68 


RHUMBS 

tent  par  là.  Ils  obéissent  à  ceux  qui  les  ont  fait 
croire  à  la  valeur  de  «  l'originalité  », 

La  becquée. 

...  Ce  livre  est  un  de  ces  livres  où  les  imbéciles 
vont  prendre  ce  que  l'auteur  a  pris  à  des  gens 
d'esprit. 

-sîr 

Ce  qui  est  dans  un  homme  inimitable  par  les 
autres,  est  précisément  ce  qu'il  ne  peut  soi-même 
imiter  de  lui-même.  Ce  que  j'ai  d'inimitable  l'est 
pour  moi. 

L'imitation  qu'on  en  fait  dépouille  une  œuvre 
de  l'imitable. 


S'imiter  soi-même. 

Il  est  essentiel  pour  l'artiste  qu'il  sacHe  s'imiter 
soi-même. 

C'est  le  seul  moyen  de  bâtir  une  œuvre,  —  qui 
est  nécessairement  une  entreprise  contre  la  mobi- 
lité, l'inconstance  de  l'esprit,  de  la  vigueur,  et  de 
l'humeur. 

L'artiste  prend  pour  modèle  son  meilleur  état. 

69 


TEL    QUEL 

Ce  qu'il  a  fait  de  mieux  (à  son  jugement)  lui  sert 
d'étalon  de  valeur. 

Il  n'est  pas  toujours  bon  d'être  soi-même. 

Profiteur. 

Celui-ci  écoute  et  profite.  Je  lui  donne  des  idées 
et  je  suis  sûr  qu'il  en  fera  quelque  chose. 

Mais  l'étrange  —  c'est  que  :  s'il  connaissait 
mieux  encore  ma  pensée  —  s'il  y  pénétrait  comme 
moi-même,  alors  il  ne  pourrait  s'en  servir. 

Il  trouverait  dans  ce  fond  précisément  les 
mêmes  motifs  que  moi,  mes  propres  motifs,  de  ne 
pas  faire. 

Il  profite  de  moi  en  tant  et  pour  autant  qu'il 
n'est  pas  moi. 

( —  Et  peut-être  ceci  est-il  encore  vrai  —  de 
moi-même  à  moi-même.) 

TÎr 

Littérature,  ou  —  la  vengeance  de  «  l'esprit  de 
l'escalier  »■ 

lie  plaisir  ou  l'ennui  causé  à  un  lecteur  de  1912 
70 


RHUMBS 

par  un  livre  écrit  en  1612  est  presque  un  pur  ha- 
sard. 

Je  veux  dire  qu'il  y  entre  des  conditions  si  nou- 
velles en  nombre  si  grand  que  l'auteur  de  1612  le 
plus  profond,  le  plus  fin,  le  plus  juste  n'aurait  pu 
en  avoir  le  moindre  soupçon. 

La  gloire  d'aujourd'hui  dore  les  œuvres  du  passé 
avec  la  même  intelligence  qu'un  incendie  ou  un 
ver  dans  une  bibliothèque  en  mettent  à  détruire 
ceci  ou  cela. 


Se  dresser  un  public. 

Devenir  «  grand  homme  »  ce  n'est  que  dresser 
les  gens  à  aimer  tout  ce  qui  vient  de  vous  ;  à  le 
désirer.  —  On  les  habitue  à  son  moi  comme  à  une 
nourriture,  et  ils  le  lèchent  dans  la  main. 

Mais  il  y  a  donc  deux  sortes  de  grands  hommes  : 
—  les  uns,  qui  donnent  aux  gens  ce  qui  plaît  aux 
gens  ;  les  autres,  qui  leur  apprennent  à  manger  ce 
qu'ils  n'aiment  pas. 

Que  préférez-vous,  Monsieur  l'Auteur,  d'être  lu 
mille  fois  par  un  seul,  ou  d'être  une  fois  lu  par 
cent  mille  lecteurs  ? 

—  Mille  fois  par  cent  mille,  répond  l'Etre  de 
lettres. 

71- 


TEL    QUEL 


^ 


Écrire  et  travailler  pour  ceux-là  seuls  sur  qui 
l'injure  ni  la  louange  n'ont  de  prise  ;  qui  ne  se 
laissent  émouvoir  ni  imposer  par  le  ton,  l'autorité, 
la  violence,  et  tous  les  dehors. 

Écrire  pour  le  lecteur  «  intelligent  ». 

Pour  celui  à  qui  ni  l'emphase,  ni  le  ton  n'en 
imposent. 

Pour  celui  qui  va  :  ou  vivre  votre  idée,  ou  la 
détruire  ou  la  rejeter  —  pour  celui  à  qui  vous  don- 
nez le  pouvoir  suprême  sur  elle  ;  et  qui  possède  le 
droit  de  sauter,  de  passer,  ne  pas  poursuivre  ;  et 
celui  de  penser  le  contraire,  et  celui  de  ne  pas 
croire,  de  ne  pas  épouser  votre  intention. 

La  littérature  n'est  rien  de  désirable  si  elle  n*est 
un  exercice  supérieur  de  l'animal  intellectuel. 

Il  faut  donc  qu'elle  comporte  l'emploi  de  toutes 
les  fonctions  mentales  de  cet  animal  ;  prises  dans 
leur  plus  grande  netteté,  finesse  et  force  et  qu'elle 
en  réalise  l'activité  combinée,  sans  autres  illusions 
que  celles  qu'elle-même  produit  ou  provoque  en 
se  jouant. 

Ainsi  la  Danseuse  semble  dire  :  A  moi  la  con- 


72 


RHUMBS 

science  de  mes  muscles  obéissants  ;  à  toi  les  idées 
que  doivent  donner  les  figures  de  mon  corps  se 
changeant  les  unes  dans  les  autres,  d'après  quelque 
dessein  ou  dessin,  —  ce  qui  est  —  la  Danse.  — 

L'intelligence  doit  être  présente  ;  soit  cachée, 
soit  manifestée.  Elle  nage  en  tenant  la  poésie  hors 
de  l'eau. 

La  littérature  ne  peut  prudemment  ni  impuné- 
ment se  passer  d'aucune  des  fonctions  dont  j'ai 
parlé.  Elle  serait  à  la  merci  d'un  œil  plus  froid  et 
plus  clair,  —  et  d'ailleurs,  elle  l'est  toujours. 

L'Art  de  la  lecture. 

On  ne  lit  bien  que  ce  qu'on  lit  dans  un  certain 
dessein  tout  personnel.  Ce  peut  être  d'acquérir  tel 
pouvoir. 

Ce  peut  être  la  haine  de  l'auleur. 

Critiques.  Le  plus  sale  roquet  peut  faire  une 
blessure  mortelle  ;  il  suffit  qu'il  ait  la  rage. 

«  Pardon.  »  —  «  Je  voulais  dire.  »  -. —  «  N'est- 
ce  pas  ?,  »  Etc, 

73 


TEL    QUEL 

Tous  ces  tâtonnements  disparaissent  de  la  langue 
écrite,  et  ceci  est  le  premier  acte  du  style, 

La  langue  écrite  se  distingue  d'abord  par  ces 
suppressions.  C'est  un  travail  facile  d'épuration 
préliminaire.  (On  peut  se  demander  si  les  fameux 
petits  mots  insignifiants  dont  le  grec  est  plein,  et 
dont  on  prétend  qu'ils  insèrent  tant  de  nuances 
dans  le  discours,  —  gar,  alla,  men  et  dé  —  sorte 
de  ponctuation  parlée,  —  ne  seraient  point  les 
témoins  du  langage  oral,  —  c'est-à-dire  du  mé- 
lange de  la  personne  qui  parle  avec  la  pensée  : 
tics,  balbutiements,  etc.) 

La  littérature  du  xvii*  est  toujours  adaptée  à 
une  compagnie.  Elle  n'est  pas  de  l'homme  seul. 
Vois  sa  syntaxe  :  on  ne  prend  pas  ces  tours  pour 
se  parler. 

Ce  qui  caractérise  une  littérature  de  décadence, 
c'est  la  perfection  —  ce  sont  les  perfections.  Et  il 
ne  peut  en  être  autrement.  C'est  l'habileté  crois- 
sante ;  et  toujours  plus  d'esprit,  plus  de  sensualité, 

74 


RHUMBS 

plus  de  combinaisons,  plus  de  dissimulation  des 
pénibles  nécessités  ;  plus  d'intelligence,  de  profon- 
deur ;  et  en  somme  plus  de  connaissance  de 
l'homme,  des  besoins  et  des  réactions  du  sujet  lec- 
teur, des  ressources  et  des  effets  du  langage,  plus 
de  maîtrise  de  soi-même,  —  l'auteur. 
Virgile  est  le  type. 

Racine  procède  par  de  très  délicates  substitutions 
de  l'idée  qu'il  s'est  donnée  pour  thème.  Il  la  séduit 
au  chant  qu'il  veut  rejoindre.  Il  n'abandonne 
jamais  la  ligne  de  son  discours. 


-5^ 


Dans  Racine,  l'ornement  perpétuel  semble  tiré 
du  discours  et  c'est  là  le  moyen  et  le  secret  de  sa 
prodigieuse  continuité,  tandis  que  chez  les  mo- 
dernes, l'ornement  rompt  le  discours. 

I-e  discours  de  Racine  sort  de  la  bouche  d'une 
personne  vivante,  quoique  toujours  assez  pom- 
peuse. 

De  même  chez  La  Fontaine  ;  mais  la  personne 
est  familière,  parfois  fort  négligée. 

Au  contraire  chez  Hugo,  chez  Mallarmé  et 
quelques  autres,  paraît  une  sorte  de  tendance  à 

75 


TEL    QUEL 

former  des  discours  non  humains,  et  en  quelque 
manière,  absolus,  —  discours  qui  suggèrent  je  ne 
sais  quel  être  indépendant  de  toute  personne,  — 
une  divinité  du  langage,  —  qu'illumine  la  Toute- 
Puissance  de  l'Ensemble  des  Mots.  C'est  la  faculté 
de  parler  qui  parle  ;  et  parlant,  s'enivre  ;  et  ivre, 
dansCt 

tV 

La  mort  comme  moyen  littéraire  représente  une 
facilité.  L'emploi  de  ce  motif  est  marque  d'absence 
de  profondeur.  Mais  la  plupart  placent  l'infini 
dans  le  néant. 


Une  idée  charmante,  touchante,  '«  profondé- 
ment humaine  »  (comme  disent  les  ânes),  vient 
quelquefois  du  besoin  de  lier  deux  strophes,  deux 
développements.  Il  fallait  jeter  un  pont,  ou  tisser 
des  fils  qui  assurassent  la  suite  du  poème  ;  et 
comme  la  suite  toujours  possible  est  l'homme 
même,  ou  une  vie  d'homme,  ce  besoin  formel 
trouve  une  réponse  —  fortuite  et  heureuse  chez 
l'auteur  —  qui  ne  s'attendait  pas  de  la  trouver,  — 
et  vivante,  une  fois  mise  en  place,  pour  le  lecteur. 


■fi 


RHUMBS 


Le  grand  intérêt  de  l'art  classique  est  peut-être 
dans  les  suites  de  transformations  qu'il  demande 
pour  exprimer  les  choses  en  respectant  les  condi- 
tions sifie  qua  non  imposées. 

Problèmes  de  la  mise  en  vers.  Ceci  oblige  de 
considérer  de  très  haut  ce  que  l'on  doit  dire. 


L'alexandrin,  les  rimes,  etc.,  ont  leur  noblesse, 
qui  est  de  marquer  tout  le  mépris  qu'on  doit  avoir 
pour  ce  que  le  commun  des  gens  appelle  sa 
«  pensée  »,  et  dont  ils  ignorent  que  les  conditions 
ne  sont  pas  moins  futiles,  ni  moins  fortuites  que 
les  conditions  d'une  charade. 

Les  règles  nous  enseignent  par  leur  arbitraire 
que  les  pensées  qui  nous  viennent  de  nos  besoins, 
de  nos  sentiments,  de  nos  expériences,  ne  sont 
qu'une  petite  partie  des  pensées  dont  nous  sommes 
capables. 

«  Combien  murs  et  beaux  les  vers  de  nos 
grands  poètes  !  »  Sultan  Abdul  Hamid. 

Ce  mûrs  est  d'un  connaisseur,  mot  excellent. 

77 


ZEL    QUEL 

La  jeunesse  n'aîme  pas  les  objets  parfaits.  Ils  lui 
laissent  trop  peu  à  faire,  et  l'irritent  ou  l'ennuient. 


La  poésie  a  pour  devoir  de  faire  du  langage 
d'une  nation  quelques  applications  parfaites. 

Les  routes  de  Musique  et  de  Poésie  se  croisent. 

Les  vcff. 

La  puissance  des  vers  tient  à  une  Harmonie  indé- 
finissable entre  ce  qu'ils  disent  et  ce  qu'ils  sont. 
«  Indéfinissable  »  entre  dans  la  définition.  Cette 
harmonie  ne  doit  pas  être  définissable.  O-iand 
elle  l'est  c'est  l'harmonie  imitative,  et  ce  n'c.t  pas 
bien. 

L'impossibilité  de  définir  cette  relation,  combi- 
née avec  l'impossibilité  de  la  nier,  constitue 
l'essence  du  vers. 

Ce  vers,  le  plus  beau  des  vers  :  Le  jour  n'est  pas 

78 


RHU  MBS 

plus  pur,  etc.,  est  transparent  comme  le  jour  lui- 
même. 

Celui-ci  :  O  rêveuse,  pour  que  je  plonge,.,  avec 
ses  muettes  si  délicates. 

Le  poème  —  cette  hésitation  prolongée  entre  le 
son  et  le  sens. 

Il  y  a  un  «  secret  »  de  faire  les  vers,  comme  il  y 
en  a  un  de  jouer  du  violon.  Celui  qui  n'a  pas  le 
secret  fait  des  vers,  il  joue  du  violon  ;  du  moins  il 
le  croit,  et  il  s'y  trompe  et  d'autres  avec  lui  ;  mais 
il  confond  ce  qu'il  croit  faire  avec  ce  qu'il  fait  en 
réalité,  —  et  c'est  précisément  posséder  le  secret, 
que  de  ne  pas  faire  cette  confusion. 


^ 


Il  est  dans  l'art  d'écrire,  des  prescriptions  qui 
sont  justes  mais  vaincs  ;  bonnes  mais  niaises.  Tout 
le  monde,  à  peine  reçues,  les  observe  sans  aucun 
mal.  Tout  le  monde,  à  peine  averti,  se  gardera 
facilement  de  répéter  un  mot  dans  une  phrase. 

Mais  Bossuet,  qui  est  Bossuet,  écrit  assez  sou- 
vent :  Soit  qu'il  soit  démontré  que..^ 

79 


TEL    QUEL 

Et  Bourdaloue,  qui  est  très  pur,  et  même  qui 
n'est  guère  plus  que  cela,  use  parfois  de  cette  atroce 
locution. 

Dans  les  arts,  les  théories  ne  valent  pas  grand '- 
chose...  Mais  c'est  une  calomnie.  La  vérité  est 
qu'elles  n'ont  point  de  valeur  universelle.  Ce  sont 
des  théories  pour  un.  Utiles  à  un.  Faites  à  lui,  et 
pour  lui,  et  par  lui.  Il  manque,  à  la  critique,  qui 
les  détruit  facilement,  la  connaissance  des  besoins 
et  des  penchants  de  l'individu  ;  et  il  manque  à  la 
théorie  même  de  déclarer  qu'elle  n'est  pas  vraie  en 
général,  mais  vraie  pour  X  dont  elle  est  l'instru- 
ment. 

On  critique  un  outil  sans  savoir  qu'il  sert  à  un 
homme  auquel  il  manque  un  doigt,  ou  bien  qui  en 
a  six. 


Poèmes  épiques. 

Les  grands  poèmes  épiques,  quand  ils  sont 
beaux,  sont  beaux  quoi  qu'ils  soient  grands,  et  le 
sont  par  fragments. 

Démonstration  :  Un  poème  de  longue  durée  est 
un  poème  qui  se  peut  résumer.  Or  est  poème  ce 
qui  ne  se  peut  résumer.  On  ne  résume  pas  une 
mélodie. 

60 


RHUMES. 


^ 


Rien  de  beau  ne  se  peut  résumer. 

Les  barbares  pédagogues  résument  et  font  résu- 
mer des  œuvres  dont  l'absurdité  de  les  résumer  est 
l'essence  même.  Leurs  squelettes  de  VÉtiéide  ou  de 
V  Odyssée  sont  privés  des  mouvements  et  des  forces 
et  des  grâces  qui  font  tout  le  prix  de  ces  ouvrages 
aux  yeux  des  personnes  positives. 


Qu'il  n'y  a  pas  de  poètes  purs  au  commence- 
ment de  littératures,  pas  plus  qu'il  n'y  a  de  métaux 
purs  pour  les  praticiens  primitifs. 

Homère  et  Lucrèce  ne  sont  pas  encore  des  purs. 
Les  poètes  épiques,  didactiques,  etc..  sont  impurs. 

—  Impurs  n'est  pas  un  blâme.  Ce  mot  désigne 
un  certain  fait. 

Traductions. 

Les  traductions  des  grands  poètes  étrangers,  ce 
sont  des  plans  d'architecture  qui  peuvent  être  ad- 
mirables ;  mais  elles  font  évanouir  les  édifices 
mêmes,  palais  et  temples... 

ai 


TEL    QUEL 

Il  y  manque  la  troisième  dimension,  qui  de 
concevables,  les  ferait  sensibles. 


Tîr 


Le  principe  du  «  savoir  vivre  »  :  L'homme  n'a 
pas  de  corps.  Il  est  vêtu  et  ne  digère  pas.  Les  héros 
littéraires  ne  fonctionnent  pas.  On  ne  sait  de  quoi 
ils  vivent.  Sans  profession,  sans  moyens  d'exis- 
tence, sans  intestin. 

On  appelle  ces  monstres  des  exemplaires  éternels 
d'humanité  !  Ils  ne  sont  que  des  résidus  —  des 
résumés  de  ce  qu'on  trouvait  d'intéressant  dans 
l'homme  à  telle  époque. 

La  littérature,  aussi,  se  meut  entre  le  réalisme 
et  le  nominalisme  —  entre  la  croyance  à  la  des- 
cription exacte,  à  la  création  d'objets  par  les  mots 
—  et  le  libre  jeu  de  mots.  Jamais  contact  plus 
étroit  que  lorsque  Zola  et  Banville  vivaient  à  deux 
quarts  d'heure  l'un  de  l'autre.  Rue  de  l'Eperon, 
rue  de  Douai. 

Confusion. 

Poètes-philosophes    (Vigny,   etc..)   C'est   con- 

82 


RHUMBS 

fondre  un  peintre  de  marines  avec  un  capitaine  de 
vaisseau. 

(Lucrèce  est  une  exception  remarquable.) 


Confusion. 

Mettre  de  la  musique  sur  de  bons  vers,  c'est 
éclairer  un  tableau  de  peinture  par  un  vitrail  de 
cathédrale. 

La  musique  belle  par  transparence,  et  la  poésie 
par  réflexion.  —  La  lumière  implique  l'une,  et  par 
l'autre  est  impliquée. 

Confusion. 

Quelle  confusion  d'idées  cachent  des  locutions 
comme  «  Roman  psychologique  ».  «  Vérité  de  ce 
caractère  »,  «  Analyse  »  !  etc. 

—  Pourquoi  ne  pas  parler  du  système  nerveux 
de  la  Joconde  et  du  foie  de  la  Vénus  de  Milo  ? 


Il  n'y  a  pas  de  doctrine  vraie  en  art,  parce  qu'on 
se  lasse  de  tout  et  que  l'on  finit  par  s'intéresser  à 
tout, 

63 


[T^EL    QUEL 


^ 


Le  genre  le  plus  ennuyeux  que  l'on  puisse  trou- 
ver dans  l'histoire  littéraire  n'est  jamais  tout  à  fait 
mort.  Il  reviendra,  —  comme  remède  à  l'ennui  que 
le  genre  le  plus  excitant  finira  bien  par  atteindre. 


iV 


Il  faut,  un  jour  d'énergie,  prendre  le  livre  que 
l'on  tient  pour  ennuyeux,  lui  ordonner  d'être, 
essayer  de  reconstituer  l'intérêt  qu'y  a  pris  l'auteur. 


Je  déteste  la  fausse  profondeur,  mais  je  n*aime 
pas  trop  la  véritable.  La  profondeur  littéraire  est  le 
fruit  d'un  procédé  spécial.  C'est  un  effet  comme 
un  autre,  obtenu  par  un  procédé  comme  un  autre. 
—  Il  suffit  de  voir  comme  se  fabrique  un  livre  de 
pensées  —  j'entends  profondes. 

Et  qu'importe  que  ce  bassin  ait  quarante  centi- 
mètres de  profondeur  ou  quatre  mille  mètres  ? 
C'est  son  éclat  qui  nous  enchante. 


RHUM  BS 


lîr 


Trait  d'esprit,  —  est  usage  du  mot  ou  de  l'acte 
pour  son  efïet  de  choc  instantané.  Faible  masse, 
grande  vitesse.  Il  y  a  des  traits  de  sottise  aussi  con- 
sidérables, aussi  rares,  aussi  précieux  que  des  traits 
d'esprit. 

Le  type  orateur  se  sert  d'images  insoutenables. 
Magnifiques  en  mouvement,  ridicules  au  repos. 

Le  puissant  esprit  pareil  à  la  puissance  politique, 
bat  sa  propre  monnaie,  et  ne  tolère  dans  son  secret 
empire  que  des  pièces  qui  portent  son  signe.  Il  ne 
lui  suffit  pas  d'avoir  de  l'or  ;  il  le  lui  faut  marqué 
de  soi.  Sa  richesse  est  à  son  image.  Son  capital 
d'idées  fondamentales  est  monnayé  à  son  effigie  ; 
il  les  a  faites  ou  refondues  ;  et  il  leur  a  donné  une 
forme  si  nette,  il  les  a  frappées  dans  un  or  si  dur 
qu'elles  circuleront  à  travers  le  monde  sans  altéra- 
tion de  leurs  caractères  et  de  son  coin. 


85 


TEL    QUEL 


ARRIERE-PENSEES 
La  logique  ne  fait  peur  qu'aux  logiciens. 

Garder  la  liberté  de  son  esprit  dans  certaines 
occasions  est  considéré  comme  un  crime.  — 
(Même  par  soi-même,  parfois.) 

L'ami  sincère. 

Qui  osera  dire  à  son  ami  :  je  t'avais  parfaite- 
ment oublié... 

Le  martyr  :  J'aime  mieux  mourir  que  de... 
réfléchir. 

Pas  de  «  vérité  »  sans  passion,  sans  erreur.  Je 
86 


RHU  M  BS 

veux  dire  :  la  vérité  ne  s'obtient  que  passionné- 
ment. 

Le  mensonge  sera  souvent  le  péché  du  question- 
neur lequel  rend  la  vérité  dangereuse. 

Un  homme  franc  est  un  homme  qui  a  des  réac- 
tions simples.  Son  système  de  relation  est  un  sys- 
tème de  «  plus  courts  chemins  ».  On  pourrait 
reconnaître  la  franchise  d'un  homme  à  bien 
d'autres  marques  que  dans  ses  modes  d'agir  à 
l'égard  des  autres  hommes. 

Mais  d'abord  dans  ses  réactions  devant  n'im- 
porte quel  objet  et  dans  n'importe  quelles  circons- 
tances. 

Inquiétant  est  celui  dont  on  ne  peut  deviner 
quel  jugement  il  porte  sur  soi-même. 

Le  cas  est  heureusement  rare. 

Mais  qui  n'est  pas  inquiétant,  n'est  pas  grand '- 
chose. 

Nos  plus  importantes  pensées  sont  celles  qui 
contredisent  nos  sentiments. 

87 


TEL    QUEL 


^ 


Les  uns  disent  des  sottises  après  réflexion,  les 
autres  par  irréflexion  ;  certains  les  évitent  par  ré- 
flexion, et  les  autres  en  se  laissant  spontanément 
répondre, 

comme  si  : 

chez  les  uns,  l'inconscient  ;  chez  les  autres,  la 
réflexion  —  était  impuissant. 

L'esprit,  me  disait  un  homme  d'esprit,  ce  n'est 
que  la  bêtise  en  mouvement  ;  et  le  génie,  c'est  la 
bêtise  en  fureur. 

—  Agitez-vous,  lui  dis-je.  Irritez-vous,  mon 
cher... 

C'est  une  grande  erreur  de  spéculer  sur  la  sot- 
tise des  sots,  et  une  erreur  plus  grande  de  bâtir  sur 
l'intelligence  des  intelligents. 

Ils  s'écartent  de  leur  nature  une  fois  par  jour. 

Mon  «  injustice  »  à  l'égard  de  la  Musique  vient 
8â 


RHUMBS 

peut-être  du  sentiment  qu'une  telle  puissance  est 
capable  de  faire  vivre  jusqu'à  l'absurde. 


Le  jugement  d'un  a'oyant  sur  la  pensée  d'un 
incroyant,  et  le  jugement  réciproque  ne  comptent 
pas. 

—  Un  homme  qui  sent  fortement  la  musique, 
et  un  homme  qui  n'en  perçoit  que  du  bruit  peu- 
vent parler  jusqu'à  demain. 


Le  débat  religieux  n'est  plus  entre  religions, 
mais  entre  ceux  qui  croient  que  croire  a  une  valeur 
quelconque,  et  les  autres. 

II  n*est  pas  d'opinion,  de  thèse,  de  sentiment 
qui  poussé  à  bout  ou  exécuté  à  fond  ne  conduise  à 
la  destruction  de  l'homme. 

Si  les  criminels  résistaient  en  proportion  de  ce 
qu'ils  risquent...  Si  les  premiers  chrétiens  l'eussent 
été  de  toute  leur  force,  il  n'y  aurait  plus  eu  de  chré- 
tiens ;  —  et  si  tout  le  monde  les  eût  suivis,  per- 
sonne ne  resterait  sur  la  terre. 

89 


JEL    QUEL 

Les  deux  doctrines  symétriques,  celle  qui  parle 
d'une  vie  éternelle  et  celle  qui  nous  abolit  une  fois 
pour  toutes,  s'accordent  dans  une  même  consé- 
quence :  l'une  et  l'autre  retirent  toute  importance 
aux  inventions  et  aux  constructions  humaines. 
L'une  confronte  à  l'infini  ces  œuvres  finies  et  les 
annule  par  ce  rapport.  L'autre  nous  fait  tendre  vers 
zéro,  et  tout  avec  nous.  Si  tous  fussent  vrais  chré- 
tiens, ou  si  tous  fussent  vrais  païens,  ils  seraient 
tous  morts,  et  ils  seraient  morts  sans  avoir  rien  fait. 


^ 


On  parle  bien  plus  volontiers  de  ce  qu'on 
ignore.  Car  c'est  à  quoi  l'on  pense.  Le  travail  de 
l'esprit  se  porte  là,  et  ne  peut  se  porter  que  là. 

Types  d'esprits. 

Les  uns  ont  le  mérite  de  voir  clairement  ce  que 
tous  voient  confusément.  Les  autres  ont  le  mérite 
de  voir  confusément  ce  que  personne  encore  ne 
voit.  La  réunion  de  ces  mérites  est  très  rare. 


^ 


RHUMES 

Les  premiers  sont  enfin  rejoints  par  tout  le 
monde. 

Les  seconds  sont  absorbés  par  les  premiers,  ou 
détruits  radicalement  sans  reste  et  sans  retour.  Les 
premiers  disparaissent  dans  le  nombre  où  ils  se 
fondent  :  les  seconds  dans  les  premiers,  ou  bien 
dans  le  temps  pur  et  simple. 

Tel  est  le  sort  des  hommes  de  l'esprit. 


Ce  n'est  rien  de  surmonter  le  banal.  On  réagit 
contre  des  sottises  par  des  folies.  Cela  est  méca- 
nique. Toute  l'histoire  mentale  moderne,  art, 
politique,  etc.,  est  aussi  simple  que  les  réflexes 
d'une  grenouille.  Je  hais  ce  jeu  de  réactions 
simples,  automatisme  de  l'extrémisme,  riposte 
symétrique  ;  croyances  à  la  valeur  du  neuf  en  tant 
que  neuf,  du  vieux  en  tant  que  vieux  ;  croyance  à 
l'intense,  etc. 

Mais  il  existe  un  point  d'oij  l'étrange,  ni  le 
banal,  ni  le  neuf,  ni  le  vieux  ne  peuvent  plus  se 
voir. 

Dialogue. 

—  Quels  sentiments  alors  furent  les  vôtres  ? 

—  Ceux  d'un  homme  qui  ne  sait  ce  qu'il  faut 

95 


TEL     QUEL 

sentir.  Ou  peut-être  sentais-je  que  je  ne  sentais  pas 
ce  qu'il  fallait  sentir... 

De  sorte  que  mon  état  ne  ressemblait  à  rien,  et 
que  je  n'étais  positivement  personne. 


Le  Défi. 

«  Vous  n'êtes  pas  pratique,  —  (pas  bon,  pas 
sérieux,  etc.).  —  Non,  Monsieur,  car  je  ne  suis 
rien  —  dans  mon  état  ordinaire.  —  Au  repos,  je 
ne  suis  ni  ceci  ni  cela...  Mais  il  ne  faudrait  pas  me 
défier  d'être  bon,  pratique,  et  le  reste...  Donnez- 
m'en  le  besoin.  » 


n  faut  être  profondément  injuste.  —  Sinon  ne 
vous  en  noêlez  pas.  Soyez  juste. 


Il  taut  avoir  commis  bien  des  crimes,  plus  ou 
moins  intérieurs,  et  porter  un  passé  lourd  et  varié, 
plein  d'accidents  moraux  et  autres,  pour  savoir, 
pour  oser,  réussir  enfin  quelque  jour  un  acte  bon, 
faire  un  peu  de  bien  —  sans  erreur. 

92 


RHUMBS 


^ 


«  Je  suis  un  honnête  homme,  dit-il,  —  je  veux 
dire  que  j'approuve  la  plupart  de  mes  actions.  » 

Raisonnement  de  la  bête. 

Il  est  naturel  de  lécher  la  main  qui  donne  à 
manger  ;  qui  a  donné  à  manger  ;  —  qui  donnera 
à  manger  ;  —  qui  peut-être  donnerait  à  manger... 
Si  on  la  mangeait  cette  main  ?  Si...  Et  quoi  de 
plus  naturel  aussi  ?  N'est-ce  pas  la  même  chose  ? 
—  Viande  pour  viande. 


Je  trouve  indigne  de  vouloir  que  les  autres  soient 
de  notre  avis. 

Le  prosélytisme  m'étonne. 

Répandre  sa  pensée  ? 

Répandre  —  sa  pensée  —  sans  les  reprises,  sans 
l'absurde  qui  la  nourrit,  la  baigne,  —  sans  ses 
conditions... 

Répandre  ce  que  je  vois  faux,  incertain,  incom- 
plet —  verbal  ;  ce  que  je  ne  supporte  qu'à  force  de 
retouches,  d'astérisques,  de  parenthèses  et  de  sou- 

93 


TEL    QUEL 

lignements  ;  —  à  force  de  retouches  possibles,  de 
reprises  à  date  non  certaine... 

Et  par  un  autre  côté  —  répandre  mon  meil- 
leur... 

Ou  bien  :  commençant  de  parler  avec  chaleur 
et  lumière  —  tout  à  coup,  au  son  réfléchi  de  ma 
parole,  —  en  entendre  la  faiblesse,  l'absurdité 
brusquement  accusée  —  et  alors  m'interrompre 
ou...  poursuivre.  Me  mentir  ou  me  rétracter  ?... 

—  Comment  peuvent-ils  supporter  de  rester 
dans  leur  opinion  aussitôt  qu'elle  sonne,  et  devient 
distincte  de  ce  qui  crée  ?, 


-sîr 


Etrange  folie  de  communiquer  — 

Communiquer  sa  maladie  !  —  son  opinion  — 
communiquer  la  vie. 

Nos  «  opinions  »,  nos  «  convictions  »  ne  sont 
que  nos  cruelles  nécessités.  Notre  nature  veut  que 
nous  pensions  quelque  chose  sur  tous  les  sujets.  La 
constitution  politique  nous  y  oblige.  Dieu  nous 
contraint  de  prononcer  sur  son  existence  et  ses 
qualités. 

Notre  nature  exigeant  que  nous  répondions  â 
toutes  les  questions  qu'elle  nous  fait  croire  qui 
nous  sont  posées  ;  elle  veut  aussi  que  nos  réponses 

9.4 


RHUMBS 

nous  soient  chères  comme  venant  de  nous.   Le 
contraire  serait  plus  sensé 


^ 


Quoi,  se  disait  peut-être  un  homme  de  génie,  — 
je  suis  donc  une  curiosité...  Et  ce  qui  me  paraît  si 
naturel,  cette  image  échappée,  cette  évidence  im- 
médiate, ce  mot  qui  ne  m'a  rien  coûté,  cet  amuse- 
ment éphémère  de  mes  yeux  intérieurs,  de  ma 
secrète  oreille,  de  mes  heures,  et  ces  accidents  de 
pensée  ou  de  parole...  me  font  un  monstre  ?  — 
Etrangeté  de  mon  étrangeté.  Ne  scrais-je  qu'un 
objet  rare  ?  Et  donc,  sans  que  rien  en  moi  fût 
changé,  il  suffirait  que  j'eusse  cent  mille  semblables 
pour  que  je  sois  rendu  imperceptible...  S'il  y  en 
avait  un  million,  je  serais  enfin  quelque  sot...  Ma 
valeur  tomberait  au  millionième... 


^ 


Ce  n'est  le  nouveau  ni  le  génie  qui  me  sédui- 
sent, —  mais  la  possession  de  soi.  —  Et  elle 
revient  à  se  douer  du  plus  grand  nombre  de 
moyens  d'expression,  pour  atteindre  et  saisir  ce 
Soi  et  n'en  pas  laisser  perdre  les  puissances  natives, 
faute  d'organes  pour  les  servir, 

95 


iC.EL    QUEL 


Rêve.  —  J'étais  ce  que  je  veux  être,  et  je  mou- 
rais de  gêne. 

J  étais  ce  que  je  veux  être  et  je  mourais  de  l'être. 


7^ 


Qui  t'a  torturé  ?  Où  est  enfin  cette  cause  de 
douleurs  et  de  cris  ?  Qui  t'a  mordu  si  avant,  qui 
pesa  sur  'toi-même  confondu  à  ta  chair  comme  le 
feu  coïncide  avec  le  charbon,  qui  te  tordit  et  tordit 
en  toi  tout  l'ordre  du  monde,  toutes  idées,  le  ciel, 
les  actes  et  les  moindres  distractions  ? 

Est-ce  un  monstre,  un  dominateur  sans  pitié,  un 
tout-puissant  connaisseur  des  ressources  de  l'hor- 
reur et  de  ta  géographie  nerveuse  ? 

C'est  un  petit  objet,  une  petite  pierre,  une  dent 
gâtée.  Il  t'a  fait  chanter  tout  entier,  comme  le  sif- 
flet ajusté  sur  le  cours  de  la  vapeur. 

Chanson. 

Il  n'est  peine  si  grande  j 

Qu'un  rien  ne  suspende 
Pour  un  rien  de  temps. 

96 


RHUMBS 


lîr 


Revenir  à  soi,  —  c'est  revenir  au  reste.  C'est 
exactement  revenir  à  ce  qui  n'est  pas  soi. 

Au  moment  de  la  jouissance,  de  l'entrée  iti 
bonis  ;  à  la  mort  du  désir  ;  et  quand  s'ouvre  la 
succession  de  l'idéal,  se  fait  une  oscillation,  une 
balance  entre  le  plaisir  de  mettre  la  main  sur  le 
réel  et  le  déplaisir  de  trouver  ce  réel  moins  réel 
qu'on  ne  le  faisait  et  moins  délicieux  que  sa  figure. 

Je  dispose  de  ce  bien,  et  il  est  comme  je  pensais. 

Mais  il  y  manque  pourtant  quelque  chose.  — 
Son  absence  —  cette  force  de  se  faire  imaginer. 


Notre  insuffisance  d'esprit  est  précisément  le 
domaine  des  puissances  du  hasard,  des  dieux  et  du 
destin. 

Si  nous  avions  réponse  à  tout  —  j'entends  : 
réponse  exacte  —  ces  puissances  n'existeraient 
point. 

Mais  nos  réponses  justes  sont  rarissimes.  La  plu- 
part sont  faibles  ou  nulles.  Nous  le  sentons  si  bien 

92 


TEL     QUEL 

que  nous  nous  tournons  à  la  fin  contre  nos  ques- 
tions. C'est  par  quoi  il  faut  au  contraire  commen- 
cer. Il  faut  former  en  soi  une  question  antérieure 
à  toutes  les  autres,  et  qui  leur  demande  à  chacune 
ce  qu'elle  vaut. 

Pas  d'insensibilité  aux  compliments.  Nul  n'y 
échappe,  hormis  l'homme  souffrant. 

La  plante  humaine  semble  s'épanouir  sous  les 
louanges.  On  voit  l'immonde  fleur  s'ouvrir,  et  le 
feuillage  frissonner.  C'est  une  chatouille  profonde, 
que  certains  pratiquent  avec  légèreté.  Elle  agit 
même  sur  l'homme  averti  et  le  dispose  bien,  si 
l'opérateur  est  assez  habile  et  indirect. 

L'homme  averti  ressent  une  révolte  d'être  ma- 
nié et  d'obéir  à  cette  volupté,  comme  le  corps  ferait 
aux  actes  lents  d'une  savante  courtisane.  Mais  cette 
révolte  même  est  un  doux  mouvement  d'orgueil 
qui  procède  du  sentiment  de  mériter  toujours 
louange  plus  grande  que  toute  louange  donnée. 

Et  par  ce  mouvement,  l'amour  de  soi  ne  fait 
que  se  'transformer  en  soi-même. 

Conspiration.  On  voudrait  unir  entre  eux  tous 
ceux  pour  qui  l'on  pense,  et  auxquels  nous  offrons 

98 


RHUMBS 

en  nous-mêmes  nos  meilleures  pensées.  Une  œuvre 
devrait  être  le  monument  d'une  telle  union. 


^ 


La  plus  grande  gloire  imaginable  est  une  gloire 
qui  demeurera  toujours  ignorée  de  celui  qui  l'ob- 
tient. 

Elle  est. d'être  invoqué  secrètement,  d'être  ima- 
giné et  placé  par  un  inconnu  dans  ses  pensées  les 
plus  mystérieuses  pour  lui  servir  de  témoin,  de 
juge,  de  maître,  de  père  et  de  contrainte  sacrée. 
Voilà  cette  gloire  mystique,  et  je  sais  qu'elle  existe, 
pour  l'avoir  conférée  à  quelques-uns,  dont  même 
les  vivants  d'entre  eux  ne  le  purent  soupçonner. 


Les  médiocres  esprits  deviennent  toujours  plus 
habiles,  ne  cessant  de  parcourir  leur  médiocre  lieu. 
Mais  celui  qui  d'habile  se  fait  gauche...  voilà 
l'homme.  - 

Je  travaille  savamment,  longuement,  avec  des 
attentes  infinies  des  moments  les  plus  précieux  ; 
avec  des  choix  jamais  achevés  ;  avec  mon  oreille, 
avec  ma  yision,  avec  ma  mémoire,  avec  mon  ar- 

99 


TEL    QUEL 

deur,  avec  ma  langueur  ;  je  travaille  mon  travail, 
je  passe  par  le  désert,  par  l'abondance,  par  Sinaï, 
par  Chanaan,  par  Capoue,  je  connais  le  temps  du 
trop,  et  le  temps  de  l'épuration,  pour  faire  de  mon 
mieux  quelque  chose  dont  je  sais  que  ce  sera  rien, 
sujet  d'ennui,  d'oubli,  d'incompréhension,  et  qui 
me  déplaira,  me  blessera  demain,  —  car  je  serai 
demain  nécessairement  inférieur  ou  supérieur  à 
celui  d'aujourd'hui  qui  jait  de  son  mieux. 

Je  vaux  par  ce  qui  me  manque,  car  j'ai  la 
science  nette  et  profonde  de  ce  qui  me  manque  ; 
et  comme  ce  n'est  pas  peu  de  chose,  cela  me  fait 
une  grande  science. 

J'ai  essayé  de  me  faire  ce  qui  me  manquait. 


lîr 


J'aime  la  pensée  comme  d'autres  aiment  le  nu, 
qu'ils  dessineraient  toute  leur  vie. 

Je  la  regarde  ce  qu'il  y  a  de  plus  nu  ;  comme 
un  être  tout  vie  —  c'est-à-dire  dont  on  peut  voir 
la  vie  des  parties  et  celle  du  tout. 

La  vie  des  parties  de  l'être  vivant  déborde  la  vie 
de  cet  être.  Mes  éléments,  même  ceux  de  mon 
esprit,  sont  plus  antiques  que  moi.  —  Mes  mots 
viennent  de  loin.  —  Mes  idées,  de  l'infini.  Infini 
des  combinaisons  de  cet  ordre. 


ÎQ0 


RHUMBS 


^ 


Le  plus  beau  serait  de  penser  dans  une  forme 
qu'on  aurait  inventée. 


Qu'il  est  rare  de  penser  à  fond  sans  soupirer. 
A  l'extrême  de  toute  pensée  est  un  soupir. 


Ce  que  l'on  regrette  de  la  vie,  c'est  ce  qu'elle 
n'a  pas  donné  —  et  jamais  n'aurait  donné.  Apaise- 
toi. 


fOl 


AUTRES   RHUMBS 


RÊVES 


Rêve. 

Éveillé,  mon  esprit  tout  à  coup  abandonne  le» 
choses  voisines  et  se  met  à  bâtir  dans  le  monde  où 
les  constructions  ne  coûtent  rien,  ou  presque  rien. 
Une  grande  activité  se  remarque  dans  le  demi- 
univers  réservé  aux  combinaisons  et  fabrications 
imaginaires.  Mes  désirs  construisent  et  tendent  à 
me  faire  ce  qui  me  plaise  exactement.  Je  renverse 
leurs  projets.  Je  reprends  ;  je  modifie,  je  perfec- 
tionne. 

Un  grand  bruit  me  précipite  de  là-haut.  Je  suis 
coupé  en  deux.  Je  me  trouve  tombé  à  la  place 
même  de  mon  corps.  Je  me  perçois  en  deux  per- 
sonnes incompatibles.  Il  se  produit  entre  ces  deux 
présences  une  oscillation  symétrique  de  période 
inconnue.  J'ai  des  intérêts  dans  deux  mondes  qui 
n'ont  pas  de  communication  entre  eux.  Je  rêve  ou 
je  veille.  Je  vois  ou  je  forme.  Je  vais  de  mes  mains 
et  de  ma  table,  à  mes  structures  et  à  mes  chantiers 
d'excitation,  et  je  reviens  au  réel... 

107 


TEL    QUEL 

Peu  à  peu  cette  vie  en  partie  double  s'organise. 
L'oscillation  du  pendule  Moi  se  ralentit.  Je  consens 
à  être  et  à  édifier,  à  peu  près  simultanément.  Il  y 
a  quelque  chose  de  changé.  Je  passe  de  l'état  de 
perturbation  alternante,  de  l'état  «  L'un  ou 
l'autre  »  à  l'état  «  L'un  et  l'autre  ».  J'ai  créé  un 
regard  capable  de  deux  mondes  donnés. 

Si  nous  pouvions  trouver  de  même  un  état  ca- 
pable de  la  veille  et  du  véritable  rêve,  de  belles 
observations  deviendraient  possibles... 

Rêve. 

Il  y  a  quelque  trente  ans,  j'ai  fait  ce  rêve  : 

Je  me  trouvais  sur  un  quai,  à  Rouen,  vers  la  fin 
du  jour.  Une  ardente  et  tendre  lumière  rose  sur  le 
fleuve,  sur  les  pierres,  sur  les  arêtes,  les  passerelles, 
les  renflements  et  les  saillies  des  navires  à  l'ancre. 

Mais  une  seule  chose  m'importait. 

Il  y  avait  à  dix  pas  de  moi  une  petite  montagne 
de  houille.  Il  en  émanait  une  puissance,  une  vertu 
indéfinissable  que  je  sentais  étrangement  peser  sur 
moi. 

Je  me  sentais  attiré,  paralysé,  contraint  à  une 
contemplation,  et  comme  intérieurement  orienté 
tout  entier  par  cette  ténébreuse  et  étincelantc 
masse.  Ce  tas  noir,  et  de  diamant  noir,  m'était 
comme  la  Montagne  d'Aimant  des  Contes  arabes. 

lo8 


'AUTRES    RHUMBS 

Et  quelque  chose  en  moi  nommait  cet  effet  sin- 
gulier, sans  le  moindre  doute.  Quelque  chose  savait 
en  moi  d'une  science  certaine  et  immédiate  que 
c'était  là  le  Regard  de  Napoléon. 


^ 


IMUS 

Opéra  de  rêve. 

Une  grosse  lampe,  couleur  de  perle  et  de  rêve, 
émet  une  lueur  ou  musique  toute  suave.  La  lu- 
mière qui  croît,  ou  l'harmonie  qui  s'enfle  et  se 
divise,  éclaire  ou  crée  peu  à  peu  le  spectacle.  On 
découvre  Imus  assis  devant  une  table.  On  le  voit 
ou  On  est  lui.  Mieux  on  le  distingue,  plus  on  est 
lui.  L'harmonie  forme  ou  fait  venir  d'o«  ne  sait 
quel  lointain  une  jeune  servante  blonde  et  pleine 
de  grâce.  Elle  vient  près  d'Imus,  s'accoude,  puis 
s'assied  à  demi  à  côté  de  lui,  sur  le  vide,  toute 
proche  et  claire.  On  ne  voit  point  son  visage 
connu,  qui  demeure  détourné,  chose  abstraite  ;  et 
le  sourire  qu'0/2  sait  qu'elle  a  existe  dans  toute  la 
salle  vague,  à  la  manière  d'un  parfum.  Mais  son 
corps  tiède,  nuque  et  coude  vivants,  presse  et 
s'impose, 

Z09 


TEL     QUEL 

Ce  contact  est  inexprimablement  réel.  Tout  le 
monde  perçoit  par  Imus  qui  est  aussi  tout  le 
monde  ;  et  Voti  comprend,  au  contraire,  que  la 
vision  de  cette  jeune  fille  n'est  qu'une  peinture  et 
un  pres'tige  accessoire. 

Elle  se  tait  indéfiniment,  infiniment  douce 
contre  Imus  ;  mais  l'étonnement  de  cette  arrivée, 
de  cette  pose,  de  cette  approche  et  de  ce  silence 
l'envahit,  envahit  la  scène,  la  salle  ou  moi,  comme 
les  avait  envahis  le  sourire  ou  le  parfum. 

Ni  parole,  ni  mouvements  de  cette  fille  ni  de 
personne  ne  dissipent  ni  ne  gênent  ce  trouble  qui 
se  développe  dans  Imus,  et  par  la  mystérieuse 
action  de  présence  d'Imus,  en  tout  le  monde  ou  en 
moi.  Ce  charme  de  contact  s'élève  dans  la  chair, 
dans  le  cœur,  dans  la  présence  humaine  réelle 
cachée,  rend  la  lumière  et  la  musicale  rumeur  plus 
faibles  et  plus  tendres,  répand  une  chaleur  sourde 
et  trop  douce,  change  les  projets,  les  devoirs,  obs- 
curcit les  prudences  permanentes,  éclaire  une  pente 
unique.  Un  rideau  de  moins  en  moins  transparent 
coule  sur  le  reste  du  monde,  avec  un  bruit  continu 
qui  cause  un  extrême  délice  et  un  malaise  extrême 
indivisibles. 


Rêve.  Rapport  de  mer. 

On  est  en  mer,  couchés  dans  un  cadre  ;  deux 

no 


'AUTRES    RHUMBS 

corps  en  un  seul  ;  étroitement  unis,  et  il  y  a  doute 
si  Von  est  un  ou  deux,  à  cause  de  ce  resserrement 
dans  le  lit  exigu  de  la  cabine.  L'être  simple  et 
double  est  en  proie  à  une  tristesse  infinie.  Il  y  a 
une  douleur  et  une  tendresse  sans  cause  et  sans 
bornes  avec  lui.  Un  vent  de  tempête  souffle  dans 
la  nuit  extérieure.  Le  navire  roule  et  geint  affreu- 
sement. L'être  à  l'être  se  cramponne  et  on  perçoit 
le  battement  d'angoisse  d'un  cœur  unique,  les 
coups  sourds  de  la  machine  qui  cogne  et  lutte 
contre  la  mer,  les  chocs  rythmés,  et  de  plus  en  plus 
durs  et  violents,  de  cette  mer  démontée  contre  la 
coque. 

La  terreur,  le  danger,  la  tendresse,  l'angoisse,  le 
roulis,  la  puissance  des  ondes  croissent  jusqu'à  un 
certain  point  de  rupture. 

Enfin  la  catastrophe  se  déclare.  Le  hublot  cède 
à  la  mer  ;  la  paroi  même  s'entr 'ouvre  et  vomit 
l'eau  formidable. 

Je  m'éveille.  Mon  visage  est  baigné  de  larmes. 
Elles  ont  coulé  sur  mes  joues,  jusques  à  mes  lèvres, 
et  ma  première  impression  est  le  goût  de  ce  sel, 
qui  sans  doute  a  créé  tout  à  l'heure  cette  combinai- 
son désespérée  de  tendresse,  de  tristesse  et  de  mer. 

Remarque. 

On  observera  que  j'ai  souligne  plusieurs  fois 


TEL    QUEL 

.dans  ce  petit  «  rapport  de  mer  »  le  mot  :  On.  J'ai 
remarqué  assez  souvent  l'importance,  la  nécessité 
d'emploi,  —  de  ce  pronom  dans  le  récit  que  nous 
nous  faisons  des  rêves.  Ces  récits  sont  toujours  sus- 
pects. Nous  ne  connaissons  nos  propres  rêves  que 
dans  une  traduction  que  nous  en  donne  le  réveil, 
—  dans  un  état  qui  est  incompatible  avec  eux.  Je 
crois  que  nous  ne  pouvons  absolument  pas  nous 
représenter  toute  V insignifiance  essentielle  des 
rêves,  leur  incohérence  constitutive.  Mais  le  texte 
de  nos  traductions  naïves  laisse  parfois  entrevoir 
les  embarras  et  les  hésitations  du  traducteur,  ses 
écarts  du  langage  qui  convient  aux  choses  de  la 
veille.  De  telles  perturbations  de  formes  me  font 
songer  à  ces  petites  inégalités,  à  ces  anomalies 
par  l'analyse  desquelles  les  astronomes  arrivent  à 
déceler  l'existence  de  corps  invisibles... 

Le  mot  :  On,  que  j'ai  dû  employer  tient  lieu 
d'un  sujet  indistinct,  à  la  fois  spectateur,  auteur, 
auditeur,  acteur,  en  qui  le  voir  et  le  être  vu,  l'agir 
et  le  subir,  sont  réunis  et  même  curieusement  com- 
posés. Notre  langage  répugne  à  l'expression  de  ces 
possibilités  psychiques  si  éloignées  de  nos  habitudes 
de  pensée  utile.  Mais  peut-être  trouverait-on,  dans 
quelque  dialecte  de  tribu  australienne  ou  algon- 
quine,  des  termes  et  des  formes  plus  variés,  plus 
complexes,  plus  généraux,  —  et  en  somme  plus 
savants  <juc  les  nôtres,  -- —  pour  traduire  avec  une 

113 


AUTRES    RHU  MBS 

approximation  plus  satisfaisante  les  informes  et 
inhumains  phénomènes  du  rêve. 

A  t  halte. 

Madame  T,  a  perdu  sa  nièce  il  y  a  quelques 
mois. 

Elle  a  fait  ce  rêve  :  que  se  trouvant  dans  son 
salon  où  elle  prend  le  thé  avec  une  amie,  entre  sou- 
dain la  nièce  morte. 

Avec  surprise  et  joie  elle  se  lève  pour  l'accueil- 
lir. La  dame  qui  était  là  regarde,  se  dresse  et  s'ét/a- 
notiit.  La  morte  embrasse  sa  tante.  Ensuite,  elle  la 
saisit  par  la  taille  et  fait  mine  de  la  vouloir  enlever 
en  l'air. 

Mais  la  rêveuse,  le  Moi  de  ce  rêve,  ne  se  trouve 
saisie  que  par  un  corps  qui  se  fluidifie,  se  fond, 
s'afïaisse.  A  ses  pieds  il  n'y  a  aussitôt  qu'une  loque 
innommable,  une  robe  morte,  —  et  tout  ce  qu'il 
faut  pour  se  réveiller  en  pleine  horreur. 

Remarque. 

Dans  certaines  dispositions,  on  trouve  extraordi- 
nairement  beaux  des  vers,  qui  au  bout  de  quelques 
heures,  ou  de  quelques  instants,  sont  reconnus 
détestables.  C'est  qu'on  a  rêvé. 

Si  le  poète  était  vraiment  un  rêveur,  comme 


TEL    QUEL 

une  légende  toute  moderne  le  prétend,  il  est  à 
parier  qu'il  ne  pourrait  jamais  se  relire  sans  gémir. 

Il  me  souvient  d'avoir  été  excessivement  peiné, 
pendant  toute  une  matinée,  de  ne  pouvoir  retrou- 
ver quelques  vers  entendus  en  rêve,  et  qui  me  lais- 
saient le  sentiment  d'une  beauté  incomparable, 
comme  infinie,  singulière  et  impersonnelle.  J'ex- 
prime ceci  comme  je  puis. 

Mais  je  me  consolai  doucement  et  progressive- 
ment, par  une  sorte  d'analyse  de  plus  en  plus  fine 
et  serrée,  me  démontrant  que  ces  beaux  vers  ne 
devaient  et  ne  pouvaient  être  qu'un  balbutiement 
insignifiant,  une  syllabisation  quelconque,  plus 
une  impression  de  merveille  inouïe...  Pure  coïnci- 
dence, ou  coïncidence  non  substantielle,  d'un  bal- 
butiement local  et  perdu,  avec  le  sentiment  sans 
objet  d'un  état  d'enchantement. 

Le  suicide  est  comparable  au  geste  désespéré  du 
rêveur  pour  rompre  son  cauchemar.  Celui  qui  par 
effort  se  tire  d'un  mauvais  sommeil,  tue  ;  tue  son 
rêve,  se  tue  rêveur^ 


îifl 


POESIE   PERDUE 


Cœur  de  la  nuit. 

Nuit  coupée,  presque  trop  belle,  mêlée  de  trop 
de  noir  et  de  lumières  trop  aiguës  ;  merveille  de 
possession  et  d'absence,  nuit  toute  en  écarts  admi- 
rables ;  pas  un  instant  qui  ne  soit  tout  ou  rien. 

Au  sein  de  la  nuit,  au  centre  de  la  nuit. 

Le  réveil  de  l'esprit  bien  opposé  à  la  substance 
de  la  nuit  : 

Remarquablement  seul,  distinct,  reposé. 

Divisé  de  la  nuit,  divisant  nettement  ses  puis- 
sances ! 

Alors  les  ténèbres  l'illuminent 

Le  silence  lui  parle  de  près. 

Alors,  le  corps  sans  poids  dans  le  calme 

Se  ressentant  jusqu'aux  extrêmes  de  ses  mains, 
de  ses  pieds  ; 

Et  le  langage  tout  présent, 

La  mémoire  toute  présente, 

Tous  les  mouvements  et  opérations  d'esprit 

Sensibles  et  visibles  ; 


TEL    QUEB 

IJes  idoles  bien  rangées 

Sur  tous  les  degrés,  à  tous  les  ordres,  et  classes 
ou  catégories 

Sentir  la  connaissance  même,  et  point  d'objets... 

L'ouïe. 

Entends  ce  bruit  fin  qui  est  continu,  et  qui  est 
le  silence.  Ecoute  ce  qu'on  entend  lorsque  rien  ne 
se  fait  entendre.     * 

II  couvre  tout,  ce  sable  du  silence. 

Je  considère  toute  mon  histoire,  mes  volontés 
et  mes  amours  comme  une  ville  d'autrefois,  par  la 
cendre  ou  le  désert,  ensevelie  et  effacée. 

Mais  entends  ce  sifflement  si  pur,  si  seul,  si  loin, 
créateur  d'espace,  comme  au  plus  profond,  comme 
existant  solitaire  par  soi-même. 

Plus  rien.  Ce  rien  est  immense  aux  oreilles. 

Sifflet  encore.  Sifflet  sinistre,  simple,  éternel, 
égal  à  lui-même  ;  filet  éternel  du  temps,  qui  se 
perd  dans  l'univers  de  l'ouïe,  consubstantiel  à  l'es- 
pace, coulant  dans  le  sens  de  l'attente  infinie, 
emplissant  la  sphère  croissante  du  désir  d'entendre. 


'AUTRES    RHUMBS 


Les  oiseaux. 

Oiseaux  premiers.  Naissent  enfin  ces  petits  cris. 
Vie  et  pluralité  vivante  au  plus  haut  des  cieux  ! 

Petits  cris  d'oiseaux,  menus  coups  de  ciseaux, 
petits  bruits  de  ciseaux  dans  la  paix  !  Mais  quel 
silence  à  découdre  ! 

Réversibilité. 

Quelle  sorte  de  bonheur  se  baigne  dans  la 
fatigue  !  Fatigue  du  repos,  extension  infinie,  les 
bornes  du  monde  ou  du  corps  s'y  composent. 

Je  me  confonds  à  la  douce  chaleur  de  ma 
couche.  Tout  est  possible  à  l'homme  qui  se  tourne 
et  se  retourne  entre  la  veille  et  le  sommeil.  Il  peut 
prendre  à  droite  ou  à  gauche.  Sa  substance  de 
hasards  est  toute  chaude  encore  ;  les  songes  sont 
tout  prêts  à  servir.  De  l'autre  côté,  il  voit  ses  forces 
et  ses  actes. 

Reprise. 

Roulements  des  roues  premières.  Des  revenants 
laborieux  toussent  et  causent  dans  la  rue  probable. 
Il  doit  y.  avoir  du  soleil  frais  sur  les  ordures. 

fi9 


TEL     QUEL 

O  vie,  ô  peinture  sur  ténèbres  ! 

Belle  matinée,  tu  es  peinte  sur  la  nuit. 

Matin  délicieux,  qui  te  peins  sur  la  nuit. 

Ces  hirondelles  se  meuvent  comme  un  son 
meurt. 

Si  haut  vole  l'oiseau  que  le  regard  s'élève  à  la 
source  des  larmes. 


MATIN 

Réveîl. 

Au  réveil,  si  douce  la  lumière  et  beau  ce  bleu 
vivant  ! 

Le  mot  «  Pur  »  ouvre  mes  lèvres. 

Tel  est- le  nom  que  je  te  donne. 

Ici,  unies  au  jour  qui  jamais  ne  fut  encore,  les 
parfaites  pensées  qui  jamais  ne  seront.  En  germe, 
éternellement  germe,  le  plus  haut  degré  univer- 
sel d'existence  et  d'action. 

Le  Tout  est  un  germe  —  le  Tout  ressenti  sans 
parties  —  le  Tout  qui  s'éveille  et  s'ébauche  dans 
l'or,  et  que  nulle  affection  particulière  ne  corrompt 
encore. 

Je  nais  de  toutes  parts,  au  loin  de  ce  Même,  en 

120 


AUTRES    RHUMBS 

tout  point  où  étincelle  la  lumière,  sur  ce  bord,  sur 
ce  pli,  sur  le  fil  de  ce  fil,  dans  ce  bloc  d'eau  lim- 
pide. Tu  n'es  encore  et  sans  peine  qu'un  effet  déli- 
cieux de  lumière  et  de  rumeur,  merveille  de  feu, 
de  soie,  de  vapeur  et  d'ardoise,  ensemble  de  bruits 
simples  confondus,  dorure  et  murmures,  matin. 


^ 


Que  ne  puis-je  retarder  d'être  moi,  paresser  dans 
l'état  universel  ? 

Pourquoi,  ce  matin,  me  choisirais-je  ?  Qu'est-ce 
qui  m'oblige  à  reprendre  mes  biens  et  mes  maux  ? 
Si  je  laissais  mon  nom,  mes  vérités,  mes  coutumes 
et  mes  chaînes  comme  rêves  de  la  nuit,  comme 
celui  qui  veut  disparaître  et  faire  peau  neuve,  aban- 
donne soigneusement  au  bord  de  la  mer,  ses  vête- 
ments et  ses  papiers  ? 

N'est-ce  point  à  présent  la  leçon  des  rêves  et 
l'exhortation  du  réveil  ?  Et  k  matin  d'été,  k  ma- 
tin, n'est-il  le  moment  et  k  conseil  impérieux  de 
ne  point  ressembler  à  soi-même  ?  Le  sommeil  a 
brouillé  le  jeu,  battu  les  cartes  ;  et  les  songes  ont 
tout  mêlé,  tout  remis  en  question... 

Au  réveil  il  y  a  un  temps  de  naissance,  une  nais- 
sance de  toutes  choses  avant  que  quelqu'une  n'ait 
lieu.  II  y  a  une  nudité  avant  que  l'on  se  re-vêtissc. 


121 


TEL    QUEL 


L'âme  boit  aux  sources  une  gorgée  de  liberté  et 
de  commencement  sans  conditions. 

Cet  azur  est  une  Certitude.  Ce  Soleil  qui  paraît 
et  fait  sonner  pour  soi  de  toutes  parts  le  branle- 
bas  et  les  honneurs,  qui  fait  chanter  une  feuille  et 
étinceler  tout  le  pont,  tous  les  cuivres  de  la  mer,  il 
s'annonce  et  monte  comme  un  juge,  il  évoque  les 
pâles  erreurs  à  son  tribunal;  il  condamne  les 
songes  ;  il  dissipe  les  croyances  de  la  nuit,  il  casse 
les  jugements  de  la  terreur  ;  il  rassure  ou  menace 
toute  chose  mentale...  Que  de  pensées  se  cachent 
aussitôt,  et  que  de  procédures  de  l'esprit  sont  sans 
retard  frappées  de  nullité  i 


ii 


ARBRE 


L'arbre  chante  comme  roiseau. 
Tout  à  coup,  coup  de  vent.  —  Vent  brusque. 
Cela  vient,  s'apaise,  revient  comme  vagues. 
Le  vent  donne  au  grand  arbre  une  multitude  de 

t2a 


AUTRES    RHUMBS 

pensées,  le  surprend,  le  trouble,  l'attaque  en  tous 
points,  l'ébranlé.  Le  revêt  de  l'envers  de  ses  mil- 
liers de  feuilles  nombreuses.  L'épouse,  le  change 
en  rumeur  qui  grandit  et  s'afïaiblit  et  le  change  en 
ruisseau  perdu. 

Ceci  donne  pur  rêve  du  ruisseau. 

L'arbre  rêve  d'être  ruisseau  ; 

L'arbre  rêve  dans  l'air  d'être  une  source  vive... 

Et  de  proche  en  proche,  se  change  en  poésie,  en 
un  vers  pur... 

J'analyse  et  épouse  le  frissonnement  des  petites 
feuilles  de  l'arbre  immense  qui  vit  dans  ma  fenêtre. 
Cela  commence  et  finit.  L'arbre  calmé,  je  cherche 
et  trouve  encore  une  petite  feuille  qui  oscille. 

Reprise  maintenant,  reprise  accélérée.  Ce  sont 
sextuples  croches,  trilles  insoutenables.  Nous  voici 
à  l'extrême  de  l'aigu.  C'est  un  prurit,  un  ultra-vif, 
une  fohe  de  fréquence,  un  délire  d'excitation  qui 
gagne  les  masses  centrales  et  menace  l'énorme  vie. 

Il  y  a  une  combinaison  harmonique  visible  de  la 
vibration  affolée  de  la  feuille  avec  celles  de  la 
tigelle,  du  rameau,  puis  de  la  branche  mère  et  de 
la  grosse  branche  aïeule.  La  plus  grosse  lourde- 
ment, lentement,  se  balance  et  ses  parties  de  plus 
en  plus  fines  et.  frêles  oscillent,  palpitent,  scintil- 
lent, 

Ï23 


TEL    QUEL 

Le  mouvement  gagne  du  front  vers  le  sol. 
Un  amortissement  délicieux  achève  la  crise  et  la 
leçon  de  poésie. 


OISEAUX   CHANTEURS 


L'oiseau  crie  ou  chante  ;  et  la  voix  semble  être  a 
l'oiseau  d'une  valeur  assez  différente  de  la  valeur 
qu'elle  a  chez  les  autres  bêtes  criantes  ou  hurlantes. 

L'oiseau  seul  et  l'homme  ont  le  chant. 

Je  ne  veux  seulement  la  mélodie,  mais  encore  ce 
que  la  mélodie  a  de  libre  et  qui  dépasse  le  besoin. 

Le  cri  des  animaux  est  significatif  ;  il  les  dé- 
charge de  je  ne  sais  quel  excès  de  peine  ou  de 
puissance,  et  rien  de  plus. 

Le  braiement  de  l'âne,  le  mugissement  du  tau- 
reau, l'aboi  du  chien,  le  cri  du  cerf  qui  rait  ou 
brame,  ils  ne  disent  que  leur  état,  leur  faim,  leur 
rut,  leur  mal,  leur  impatience.  Ce  sont  des  voix 
qui  naissent  de  ce  qui  est  ;  nous  les  entendons  aisé- 
ment et  possédons  leurs  pareilles. 

Mais  comme  il  s'élève  et  se  joue  dans  l'espace, 
et  a  pouvoir  de  choisir  triplement  ses  chemins,  de 
tracer  entre  deux  points  une  infinité  de  courbes 

9:24 


AUTRES    RHUMBS 

ailées,  et  comme  il  prévoit  de  plus  haut  et  vole  où 
il  veut,  ainsi  l'Oiseau,  jusque  dans  sa  voix,  est  plus 
libre  de  ce  qui  le  touche. 

Chant  et  mobilité,  un  peu  moins  étroitement 
ordonnés  par  la  circonstance  qu'ils  ne  le  sont  chez 
la  plupart  des  vivants. 


"k 


MATIN 


Matin.  Pluie  d'une  aurore  mclée. 

Je  regarde  cette  pluie  rapide.  C'est  toute  ma 
peau  qui  la  voit. 

Par  le  moyen  des  nues,  le  caprice  du  vent 
change  en  deux  ou  trois  minutes  la  face  du  champ 
de  la  mer.  La  couleur  du  soleil  et  celle  de  la  nuit  se 
mêlent  et  se  succèdent.  Une  partie  de  la  côte  est 
nette  et  sombre  ;  l'autre  toute  fondue  et  vague- 
ment écrasée  dans  l'humide  substance  de  la  vue. 
Douces  formes  roses  indistinctes. 

Les  mutations  rapides  font  penser  à  celles  d'une 
âme  très  impressionnable  ;  elle  sourit  encore  à  une 
idée,  que  la  dure  volonté  et  la  tristesse  instantanée 
sont  déjà  maîtresses  de  presque  toute  elle-même. 

125 


TEL    QUEL 

Tout  ce  regard  me  peint  les  fluctuations,  les 
invasions  et  désertions  de  l'âme  par  les  lumières 
et  les  ombres  des  idées. 

La  vitesse  de  ces  changements  visibles  est  de 
l'ordre  de  grandeur  de  celle  de  l'âme.  Le  mouve- 
ment d'un  développement  musical  pourrait  suivre 
celle-ci  très  exactement. 


ii 


REPRISE 


De  l'horizon  fumé  et  doré,  la  mer  peu  à  peu  se 

démêle  ;  et  des  montagnes  rougissantes,  des  cieux 
doux  et  déserts,  de  la  confusion  des  feuillages,  des 
murs,  des  toits  et  des  vapeurs,  et  de  ce  monde 
enfin  qui  se  réchauffe  et  se  résume  d'un  regard, 
golfe,  campagne,  aurore,  feux  charmants,  mes 
yeux  à  regret  se  retirent  et  redeviennent  les  esclaves 
de  la  table.  Tout  un  autre  monde,  un  tout  autre 
monde  existe,  le  monde  des  signes  sur  la  table  !  — 
Que  le  travail  soit  avec  nous  !  Quel  étrange  resser- 
rement de  vision,  quelle  parenthèse  dans  l'espace, 

£26 


'AUTRES    RHUMBS 

quel  aparté  dans  l'univers  que  cette  page  toute 
attaquée  d'écriture,  brouillée  de  barres  et  de  sur- 
charges I  J'y  vois  des  lignes  entre  des  lignes,  et 
l'infini  des  approximations  successives  est  comme 
esquissé  sur  le  papier.  C'est  ici  que  l'esprit  à  soi- 
même  s'enchaîne.  Les  dons,  les  fautes,  les  repen- 
tirs, les  rechutes,  n'est-ce  point  sur  ce  feuillet  voué 
aux  flammes  tout  l'homme  moral  qui  apparaît  ?  Il 
s'est  essayé,  il  s'est  enivré,  il  s'est  déchargé,  il  s'est 
fait  horreur,  il  s'est  mutilé,  il  se  reprend,  il  se 
chérit,  et  il  s'adore. 


O 


Esprit.  Attente  pure.  Éternel  suspens,  menace 
de  tout  ce  que  je  désire.  Épée  qui  peut  jaillir  d'un 
nuage,  combien  je  ressens  V imminence  !  Une  idée 
inconnue  est  encore  dans  le  pli  et  le  souci  de  mon 
front.  Je  suis  encore  distinct  de  toute  pensée  ;  éga- 
lement éloigné  de  tous  les  mots,  de  toutes  les 
formes  qui  sont  en  moi.  Mon  œil  fixé  reflète  un 
objet  sans  vie  ;  mon  oreille  n'entend  point  ce 
qu'elle  entend.  O  ma  présence  sans  visage,  quel 
regard  que  ton  regard  sans  choses  et  sans  per- 


TEL     QUEL 

sonne,  quelle  puissance  que  cette  puissance  indéfi- 
nissable comme  la  puissance  qui  est  dans  l'air 
avant  l'orage  !  Je  ne  sais  ce  qui  se  prépare.  Je  suis 
amour,  et  soif,  et  point  de  nom.  Car  il  n'y  a  point 
d'homme  dans  l'homme,  et  point  de  moi  dans  le 
moi.  Mais  il  y  aura  un  acte  sans  être,  un  effet  sans 
cause,  un  accident  qui  est  ma  substance.  L'événe- 
ment qui  n'a  de  figure  ni  de  durée,  attaque  toute 
figure  et  toute  durée.  Il  fait  visibles  les  invisibles  et 
rend  invisibles  les  visibles.  Il  consume  ce  qui  l'at- 
tire, il  illumine  ce  qu'il  brise...  Me  voici,  je  suis 
prêt.  Frappe.  Me  voici,  l'œil  secret  fixé  sur  le  point 
aveugle  de  mon  attente...  C'est  là  qu'un  événe- 
ment essentiel  quelquefois  éclate  et  me  crée. 


128 


MERS 


INSCRIPTION  SUR  LA  MEK 


LA  SEULE  INTACTE,  ET  LA  PLUS  ANCIENNE  CHOSE  DU 

GLOBE, 
TOUT  CE  qu'elle  TOUCHE  EST  RUINE  ; 
TOUT  CE  qu'elle  ABANDONNE  EST  NOUVEAUTÉ  ; 
CELLE  QUI  SE  RESSAISIT  ENTRE  DEUX  FOIS  QU'eLLE  SE 

DONNE, 
ELLE  SE  DONNE  ET  SE  RETIRE  AMEREMENT. 

Vagues. 

Le  vent  strie  la  grande  vague  de  petites  vagues 
obliques.  La  peau  de  la  grande  houle  fondamen- 
tale est  ridée  régulièrement  par  la  cause  superfi- 
cielle de  la  brise,  qui  irrite  légèrement  la  surface  ; 
et  la  puissante  forme  roulante  de  provenance  loin- 
taine se  complique,  devient  une  masse  à  facettes, 
une  figure  solide  cristalline  en  transformation  in- 
cessante, d'où  émane  la  rumeur  d'une  matière  en 
ébuUition  par  l'infinie  quantité  de  cris  intimes,  de 


TEL    QUEL 

déchirements  et  froissements,  de  plissements  et  de 
mélanges  entre  les  eaux. 

Tîr 

Remarque. 

La  quantité  n'est  rien  pour  l'esprit.  Elle  est  tout 
pour  le  sens.  Rien  pour  l'esprit  ;  le  géomètre 
l'ignore  et  l'absorbe  dans  les  formes  qu'il  enfante. 

Mais  le  sens,  mais  l'oreille,  mais  l'œil,  mais 
l'âme  sensitive  sont  excités,  exaltés,  écrasés  par 
cette  éternelle  répétition. 

L'esprit  abhorre  le  retour  innombrable,  et  voici 
toute  une  journée  que  les  vagues  qui  vont  périr  le 
saluent.» 


UN  PHENOMENE 


26  septembre. 

Coucher  du  soleil.  Ciel  pur,  le  disque  orange  est 
tangent  à  l'horizon. 

Les  personnes  qui  sont  sur  la  plage  se  taisent 
sans  savoir  pourquoi.  Silence  de  trois  minutes. 

Impression  de  solennité  de  ce  passage.  Il  y  a  une 
sensation  d'exécution  capitale  dans  la  profondeur 

1^2 


'AUTRES    RHUMBS 

implicite  de  cette  durée.  La  tête  de  ce  jour  lente- 
ment tombe. 

Le  disque  est  bu.  Quand  il  disparaît  net,  un 
enfant  crie  :  Ça  y  est  !  Chacun  semble  frappé 
d'avoir  vu  l'un  de  ses  jours  décapité  devant  soi. 

Je  garde  quelque  temps  dans  le  regard  la  pré- 
sence restante  de  ce  mouvement  prodigieux.  Je  res- 
sens fortement  l'impression  de  nécessité,  de  ri- 
gueur, d'horaire  inflexible,  de  puissance  inerte  pré- 
cise. 

L'étrange  situation  du  vivant,  l'énorme  inéga- 
lité de  grandeur,  différence  de  nature,  de  durée, 
qui  existe  visiblement  entre  les  deux  présents  et 
composants  de  l'instant,  la  sensation  immédiate 
d'une  formidable  hiérarchie  d'importance  s'impo- 
sent à  la  pensée  et  subsistent  quelque  peu  dans  sa 
substance  impressionnable,  comme  l'image  trop 
intense  persiste  et  se  meurt  dans  l'œil,  par  degrés 
de  couleurs  opposées.  Ainsi  la  pensée  répond,  ou 
semble  répondre,  à  ces  trop  fortes  visions  de 
«  nature  »  par  des  répliques  pâles  et  nobles,  par  le 
développement  de  contrastes  connus.  Elle  invoque 
sa  valeur  propre,  la  transcendance  de  la  faculté  de 
connaître,  et  ne  s'avise  point  du  naïf  automatisme 
de  ces  ripostes.  Émettre  le  contraire,  ce  peut  être 
suffisant  pour  se  défendre,  mais  rien  de  plus  que 
suffisant. 

Il  fallait  bien  que  la  pensée  se  défendît  de  cette 


TEL    QUEL 

chose  contemplée.  Sa  quantité  de  vie  et  de  connais- 
sance  entièrement  soumise  au  mouvement  de 
corps,  son  existence  et  sa  mort  apparues  entraînées 
comme  une  étoile  courant  dans  le  champ  d'une 
lunette  fixe  ;  la  suppression  de  son  être,  vue  et 
infligée  comme  conséquence  directe  et  minime  des 
exigences  de  l'horaire  ;  toutes  choses  humaines 
déprimées,  dépréciées,  annulées  au  moment  de  ce 
frôlement  de  l'âme  par  l'astre,  la  dépendance  sans 
contre-partie...  Je  laisse  ma  phrase  en  suspens.  Je 
voulais  précisément  dire  que  tous  ces  sujets  ne  sup- 
portent point  à^ attributs... 

La  mer  à  présent  semble  porter  flottante  et  cla* 
potante  toute  une  verrerie  verte  et  violette.  L'en- 
fant de  tout  à  l'heure  dévore  un  croûton  poudré 
de  sable  que  je  sens  crier  sous  mes  dents. 


Sables. 

De  la  mer  Occane. 

Mer-Océan. 

La  grande  forme  qui  vient  d'Amérique  avec  son 
beau  creux  et  sa  sereine  rondeur  trouve  enfin  le 
socle,  l'escarpe,  la  barre. 

La  molécule  brise  sa  chaîne.  Les  cavaliers  blancs 
sautent  par  delà  eux-mêmes. 

L'écume  ici  forme  des  bancs  très  durables,  qui 

134 


AUTRES    RHUMBS 

figurent  un  petit  mur  de  bulles,  irisé,  sale,  crcvard, 
le  long  du  plus  haut  flot. 

Le  vent  chasse  des  chats  et  des  moutons  né&  de 
:ette  matière,  les  souffle  et  les  fait  courir  le  plus 
drôlement  du  monde  vers  les  dunes,  comme 
effrayés  par  la  mer.  Cette  écume  est  autre  chose 
que  de  l'eau  battue.  Émulsionsale  de  silice  et  de  sel. 

Quant  à  l'écume  fraîche  et  vierge,  elle  est  d'une 
douceur  étrange  aux  pieds.  C'est  un  lait  tout 
gazeux,  aéré,  tiède,  qui  vient  à  vous  avec  une  vio- 
lence voluptueuse,  inonde  les  pieds,  les  chevilles, 
les  faire  boire,  les  lave  et  redescend  sur  eux,  avec 
une  voix  qui  abandonne  le  rivage  et  se  retire,  tan- 
dis que  ma  statue  s'enfonce  un  peu  dans  le  sable  et 
que  l'âme  qui  écoute  cette  immense  et  fine  mU" 
sique  infiniment  petite  s'apaise  ti  la  suit. 

ir 

Même  sujet. 

Grande  mer  à  la  Mer  Sauvage.  Jamais  vagues 
plus  hautes,  plus  massives,  plus  pétries,  et  pétris- 
santes ;  plus  écumantes.  Sur  le  bord,  à  distance  des 
plus  hautes  eaux,  une  barrière  d'écume  persistante, 
figée,  dont  Iç  vent  arrache  des  lambeaux  gros 
comme  un  chat  qu'il  fait  courir  sur  la  pente  de 
sable  uni,  c't  qu'il  roule  vers  les  dunes.  Ils  ont  l'air 
d'animaux.  Cette  gelée  boursouflée  est  jaunâtre, 
gluante,  composée  de  silice  et  d'eau  salée. 

135 


TEL     QUEL 

Effet  écrasant  de  cette  bourrade  indéfiniment 
prolongée.  Le  paroxysme  apparent,  durable,  et 
inépuisable.  Ennui,  sommeil,  provoqués  par  cette 
sublime  action  non  vivante,  cette  colère  apparente, 
ce  soulèvement  et  ce  choc  de  choses  mortes,  cette 
insurrection  de  l'inerte. 

Rochers. 

Les  uns  sont  noirs  ;  les  autres,  d*argent  ; 
d'autres,  roses  de  chair. 

Les  uns  luisants  et  cubiques,  aux  arêtes  mousses 
et  douces.  Les  autres,  à  cassures  aigres  et  nettes,  ou 
à  feuillets  épais  et  déchiquetés.  Il  en  est  d'informes 
et  de  grossiers,  et  il  en  est  de  particuliers  comme 
des  personnes.  Chacun  sa  nature,  sa  figure,  son 
histoire.  Sa  figure  est  son  histoire. 

Je  m'avance  dans  ce  chaos  au  bruit  de  la  mer. 

C'est  une  danse  étrange,  ou  peut-être  tout  le 
contraire  d'une  danse,  que  ce  cheminement  assu- 
jetti à  un  sol  qui  n'a  point  de  loi.  Le  corps  ne  peut 
rien  prévoir,  chaque  pas  est  une  invention  spéciale 
de  l'œil  et  de  l'instant.  Nul  pas  ne  ressemble  à 
l'autre  ;  aucun  n'a  l'amplitude,  la  figure,  la  dyna- 
mique du  précédent.  Point  d'habitude  ici.  Nulle 
séparation  possible  de  l'esclave  et  du  maître.  Ainsi, 
dans  les  temps  difficiles,  le  pouvoir  et  le  peuple  se 
tiennent  de  tout  près. 

Il6 


AUTRES    RHUMBS 

J'observe  toutefois  une  sorte  de  rythme,  car,  à 
travers  les  hauteurs  et  les  profondeurs,  en  dépit  de 
la  suite  irrégulière  des  sauts  et  des  escalades, 
j'essaie  de  conserver  une  vitesse  moyenne.  Dans  cet 
espace  en  eicaliers  successifs  et  contrariés,  il  est  dur 
et  bon  de  se  mouvoir.  Tous  les  muscles  travaillent, 
et  travaillent  à  l'improviste  ;  il  faut  que  le  centre 
à  chaque  instant  invente  la  figure  de  son  homme 
et  distribue  diversement  l'énergie. 

Il  se  joue  un  jeu  d'échecs  fort  compliqué  ;  à 
chaque  coup,  le  problème  est  autre  ;  et  les  pièces 
du  jeu  sont  les  images  de  la  vue,  les  prévisions 
euclidiennes  de  déplacement,  les  divers  groupes 
musculaires  indépendants,  et  bien  d'autres  choses. 

Toutes  les  pensées  qui  ne  sont  point  :  atteindre 
la  mer,  ou  qui  ne  s'y  rapportent,  qui  ne  se  pour- 
raient traduire  en  économie  de  forces,  en  prévi- 
sions d'efforts,  sont  comme  annulées  ou  détruites 
en  germe.  Ainsi  en  est-il  dans  le  joueur  absorbé. 

Tous  ces  calculs  des  sens  et  du  squelette  tou- 
chent à  leur  terme.  Je  vois  l'écume  entre  d'énormes 
autels,  des  dés  immenses,  des  tables  renversées. 


Nage. 

Il  me  semble  que  je  me  retrouve  et  nac  recon- 
naisse quand  je  reviens  à  cette  eau  universelle.  Je 


TEL    QUEL 

ii,e  connais  rien  aux  moissons,  aux  vendanges. 
Rien  pour  moi  dans  les  Géorgiques. 

Mais  se  jeter  dans  la  masse  et  le  mouvement, 
agir  jusqu'aux  extrêmes,  et  de  la  nuque  aux 
orteils  ;  se  retourner  dans  cette  pure  et  profonde 
substance  ;  boire  et  souffler  la  divine  amertume, 
c'est  pour  mon  être  le  jeu  comparable  à  l'amour, 
l'action  où  tout  mon  corps  se  fait  tout  signes  et 
tout  forces,  comme  une  main  s'ouvre  et  se  ferme, 
parle  et  agit.  Ici,  tout  le  corps  se  donne,  se  re- 
prend, se  conçoit,  se  dépense  et  veut  épuiser  ses 
possibles,  Il  la  brasse,  il  la  veut  saisir,  étreindre,  il 
devient  fou  de  vie  et  de  sa  libre  mobilité  il  l'aime, 
il  la  possède,  il  engendre  avec  elle  mille  étranges 
idées.  Par  clic,  je  suis  l'homme  que  je  veux  être. 
Mon  corps  devient  l'instrument  direct  de  l'esprit, 
et  cependant  l'auteur  de  toutes  ses  idées.  Tout 
s'éclaire  pour  moi.  Je  comprends  à  l'extrême  ce 
que  l'amour  pourrait  être.  Excès  du  réel  !  Les  ca- 
resses sont  connaissance.  Les  actes  de  l'amant 
seraient  les  modèles  des  œuvres. 

Donc,  nage  !  donne  de  la  tête  dans  cette  onde 
qui  roule  vers  toi,  avec  toi,  se  rompt  et  te  roule  ! 


Pendaiit  quelques  instants,  j*ai  cru  que  je  ne 
pourrais  jamais  ressortir  de  la  mer.  Elle  me  ic]^ 

138 


'AUTRES    RHUMBS 

t,  reprenait  dans  son  repli  irrésistible.  Le  retrait 
la  vague  énorme  qui  m'avait  vomi  sur  le  sable 
/alait  le  sable  avec  moi^  J'avais  beau  plonger  mes 
as  dans  ce  sable,  il  descendait  avec  tout  mon 
rps.  Comme  je  luttais  encore  un  peu,  une  vague 
aucoup  plus  forte  vint,  qui  me  jeta  comme  une 
ave  au  bord  doré  de  la  région  critique. 
Je  marche  enfin  sur  l'immense  plage,  frisson- 
nt  et  buvant  le  vent.  C'est  un  coup  de  S.  W. 
i  prend  les  vagues  par  le  travers,  les  frise,  les 
)isse,  les  couvre  d'écaillés,  les  charge  d'un  ré- 
m  d'ondes  secondaires  qu'elles  'transportent  de 
lorizon  jusqu'à  la  barre  de  rupture  et  d'écume. 
Homme  heureux  aux  pieds  nus,  je  marche  ivre 
marche  sur  le  miroir  sans  cesse  repoli  par  le 
►t  infiniment  mince. 

Psaume. 

La  marche  libre  et  vive  chante  de  soi-même.  Il 
t  impossible  de  ne  pas  créer  en  marchant.  Créer 
.  marchant  est  aussi  simple  et  naturel  que  d'avan- 
r  dans  la  liberté  apparente  du  rythme  des  mêm- 
es. Il  ne  faut  pas  fixer  ces  créations  tout  indi- 
duelles.  J'ai  fixé  celle-ci  c't  quelques  autres  pour 
c  servir  de  documents. 


m 


TEL    QUEL 


COMME  AU  BORD  DE  LA  MER... 


Comme  au  bord  de  la  mer 

Sur  le  front  de  séparation, 

Sur  la  frontière  pendulaire 

Le  temps  donne  et  retire. 

Assène,  étale. 

Vomit,  ravale. 

Livre  et  regrette, 

Touche,  tombe,  baise  et  gémi 

Et  rentre  à  la  masse, 

Rentre  à  la  mère. 

Eternellement  se  ravise  ! 

Sur  le  front  battu  de  la  mer 

Je  m'abîme  dans  l'intervalle  de  deux  lames... 

Ce  temps  à  regret 

Fini,  infini... 

Qu'enferme  ce  temps  ? 

Quoi  se  resserre,  quoi  se  rengorge  ? 

Que  mesure,  et  refuse,  et  me  reprend  ce  temps  ? 

Imposante  impuissance  de  franchir,  ô  Vague  ! 

La  suite  même  de  ton  acte  est  se  reprendre, 

Redescendre  pour  ne  point  rompre 

L'intégrité  du  corps  de  l'eau  ! 

140 


'AUTRES    RHUMBS 

Demeurer  mer  et  ne  point  perdre 

La  puissance  du  mouvement  ! 

Il  faut  redescendre 

Grinçante,  à  regret, 

Se  réduire  et  se  recueillir, 

Se  refondre  au  nombre  immuable, 

Comme  l'idée  au  corps  retourne. 

Comme  retombe  la  pensée 

Du  point  où  sa  cause  secrète 

L'ayant  osée  et  élevée. 

Elle  ne  peut  toujours  qu'elle  ne  s*en  revienne 

A  la  présence  pure  et  simple, 

A  toutes  choses  moins  elle-même, 

Quoi  que  ce  soit  non  elle-même. 

Elle-même  jamais  longtemps, 

Jamais  le  temps 

Ni  d'en  finir  avec  toutes  choses. 

Ni  de  commencer  d'autres  temps... 

Ce  sera  toujours  pour  une  autre  fois  ! 

Pour  la  prochaine  et  pour  l'autre  fois, 

Une  infinité  de  fois  ! 

Un  désordre  de  fois  ! 


Entends  indéfiniment,  écoute 

Le  chant  de  l'attente  et  le  choc  du  temps. 

Le  bercement  constant  du  compte. 


TEL    QUEL 

L'identité,  la  quantité, 

Et  la  voix  d'ombre  vaine  et  forte, 

La  voix  massive  de  la  mer 

Se  redire  :  Je  gagne  et  perds, 

Je  perds  et  gagne... 

Oh  !  Jeter  un  temps  hors  du  temps  I 


Tir 


Plus  que  seul  au  bord  de  la  mer, 
Je  me  livre  comme  une  vague 
A  la  transmutation  monotone 
De  l'eau  en  eau 
Et  de  moi  en  moi. 

if 

Pèlerinage. 

Chapelle  dans  l'île  C. 

...  Ce  fin  fond  d'église  oh  se  passe  quelque  chose 
de  non  clair.  Mystère,  niaiserie  ;  rien  ou  miracle. 

Je  sens  un  autre  m'envahir.  On  me  revêt  d'un 
frisson  primitif.  Il  y  a  un  souffle  sur  ma  chair,  et 
je  sens  une  horreur  se  feindre  sur  toute  ma  sur- 
face, hérissant  la  séparation  du  froid  et  du  chaud. 

Le  prêtre  tenant  le  ciboire,  portant  de  bouche 
en  bouche  la  nourriture  qui  est  énigme,  invincible- 
ment me  fait  songer  d'un  énorme  insecte  d'or 

141 


'AUTRES    RHUMBS 

qui  féconde  monotonement  des  files  de  femelles 
toujours  renouvelées.  Il  visite  avec  une  petite  lu- 
mière vivante  et  tremblante  toutes  ces  formes  obs- 
cures disposées,  qui  s'ouvrent,  sans  doute,  sur  le 
point  de  son  passage,  reçoivent  et  se  referment  ;  et, 
l'opercule  clos,  s'écrasent,  s'anéantissent,  font  les 
mortes,  se  reprennent  et  s'en  vont  toutes  changées, 
fermées,  absorbées  ;  s'en  vont  silencieuses,  resser- 
rées, sans  regards,  chacune  avec  son  secret  qui  est 
le  même  pour  toutes. 

Toutes  jointes  et  rentrées  en  elles-mêmes.  Je 
songe  à  cet  animal  marin  très  simple  qui  se  re- 
tourne comme  un  gant,  mettant  le  dedans  dehors. 

De  quoi  donc  ceci  est-il  le  réflexe  ? 

Quel  est  le  dessein  de  détail,  et  quelles  sont  les 
figures,  les  durées,  les  connexions  physiques  de 
cette  horreur  et  intimité  sacrée  ? 

Car  je  perçois  moi-même  et  je  constate  en  moi 
le  passage  de  quelque  onde  fraîchissante  qui  se 
fait  sensible  sur  mes  épaules,  comme  si  j'étais  un 
brisant  où  la  houle  se  heurte,  blanchit,  devient 
sonore,  se  signale.  Je  le  sens,  et  l'observe  sur  ma 
chair,  qui  monte,  existe,  passe;  je  n'en  fais  point 
une  idée,  ne  l'oppose  ni  ne  l'attache  à  nulle  idée. 
C'est  un  fait.  Pour  moi,  un  fait  isolé...  Est-ce  là 
refuser  la  grâce  ? 

Est-ce  la  Grâce,  l'Esprit,  l'intime  Étranger  ? 
Est-ce  un  effet  composé  du  silence,  des  ombres, 

Ï43 


TEL     QUEL 

du  lieu  et  d'un  moment  présent  tout  pénétre 
de  passé  ? 

Je  sors.  Une  brusque  assemblée  de  brumes  voile 
tout,  hors  les  premières  pointes,  têtes  de  roches. 

Tout  ce  qui  est  affectif  est  obtus,  pensai-je.  Affec- 
tif est  tout  ce  qui  nous  atteint  par  des  voies  sim- 
ples, au  moyen  d'organes  qui  n'ont  les  finesses 
ni  les  multiples  coordonnées  des  organes  spéciaux 
des  sens. 

Mais  nous  essayons  de  comparer  ces  valeurs 
brutes,  puissantes,  indistinctes,  aux  connaissances 
nettes  et  aux  perceptions  organisées.  Nous  ne  sa- 
vons y  parvenir,  nous  sommes  devant  elles  comme 
le  géomètre  devant  des  grandeurs  irrationnelles  ou 
transcendantes  quand  il  s'essaie  à  traduire  en  nom- 
bre le  continu. 


î^4 


LITTÉRATUEUB 


10 


Châtiment. 

...  ET  POUR  TA  PUNITION,  TU  FERAS 
DE  TRES  BELLES  CHOSES. 

Voilà  ce  qu'un  Dieu,  qui  n'est  pas  du  tout 
Jéhovah,  dit  véritablement  à  l'homme,  après  la 
faute. 

l!r 

Leçon  reçue  de  ce  qu'on  vient  de  donner. 

Travailler  son  ouvrage,  c'est  se  familiariser  avec 
lui,  donc  avec  soi;  et  il  y  a  quelque  chose  d'étrange 
dans  cette  éducation  échangée  avec  ce  qui  vient 
de  venir. 

Ainsi  on  instruit  son  fils,  et  il  vous  instruit. 


Une  valeur  littéraire,  donc  une  richesse,  peut 
être  due  à  certaines  lacunes  dans  un  tempérament. 

Un  piano  se  fait  remarquer  par  l'oreille,  grâce 
à  l'absence  de  telles  ou  telles  cordes. 


147 


T  £  L    QUEL 

Il  fait  voir  très  clairement  que  mon  esprit  s'en- 
richit de  différences  bien  plus  que  de  ressources 
positives  importées. 

il  dépend  donc  de  moi,  niveau  autre. 

Parce  que  ton  registre  est  incomplet,  parce  que 
tel  ordre  de  pensées  —  tels  moyens  —  telles  émo- 
tions "te  sont  interdits  ou  inconnus,  tu  as  fait  œuvre 
qui  m'enrichit.  J'y  trouve  surprise  et  merveilles. 

C'est  que  l'esprit  vit  de  différences,  l'écart  l'ex- 
cite ;  le  défaut  l'illumine  ;  la  plénitude  le  laisse 
inerte. 

Celui  qui  vient  d'achever  une  oeuvre  tend  à 
se  changer  en  celui  capable  de  faire  cette  œuvre. 
Il  réagit  à  la  vue  de  son  œuvre  par  la  production 
en  lui  de  l'auteur.  —  Et  cet  auteur  est  fiction. 


^ 


L'œuvre  modifie  l'auteur. 

A  chacun  des  mouvements  qui  la  tirent  de  lui, 
il  subit  une  altération.  Achevée,  elle  réagit  encore 
une  fois  sur  lui.  Il  se  fait,  par  exemple,  celui  qui 
a  été  capable  de  l'engendrer.  Il  se  reconstruit  en 
quelque  sorte  un  formateur  de  l'ensesible  réalisé, 
qui  est  un  mythe. 

248 


'AUTRES    RHUMBS 

De  même  un  enfant  finit  par  donner  à  son  père 
l'idée,  et  comme  la  forme  et  la  figure  de  la  pater- 
nité. 

L'objet  de  la  littérature  est  indéterminé  com^lC 
l'est  celui  de  la  ,vie. 

Créateur  créé. 

Qui  vient  d'achever  un  long  ouvrage,  le  voit 
former  enfin  un  être  qu'il  n'avait  pas  voulu,  qu'il 
n'a  pas  conçu,  précisément  puisqu'il  l'a  enfante, 
et  ressent  cette  terrible  humiliation  de  se  sentir 
devenir  le  fils  de  son  œuvre,  de  lui  emprunter  des 
traits  irrécusables,  une  ressemblance,  des  manies, 
une  borne,  un  miroir  ;  et  ce  qu'il  a  de  pire  dans  le 
miroir,  s'y  voir  limité,  tel  et  tel. 


Hélas,  dit  ce  grand  artiste,  cette  œuvre  que  j'ai 
faite,  cette  œuvre  qu'on  dit  admirable,  qui  excite 
les  âmes  autour  de  moi,  celle  dont  on  parle,  que 
l'on  porte  aux  nues,  dont  on  interroge  les  beautés, 
je  suis  seul  à  n'en  pas  jouir  ! 

J'en  ai  conçu  le  dessein,  j'en  ai  étudié  et  exécuté 
toutes  les  parties.  Mais  l'effet  instantané  de  l'en- 

149 


TEL     QUEL 

semble,  le  choc,  la  découverte,  la  naissance  finale 
du  tout,  l'émotion  composée,  tout  ceci  m'est  re- 
fusé, tout  ceci  est  pour  les  hommes  qui  ne  connais- 
sent pas  cet  ouvrage,  qui  n'ont  pas  vécu  avec  lui, 
qui  ne  savent  pas  les  lenteurs,  les  tâtonnements, 
les  dégoûts,  les  hasards...  mais  qui  voient  seule- 
ment comme  un  magnifique  dessein  réalisé  d'un 
coup.  J'ai  élevé  pierre  par  pierre  sur  une  monta- 
gne, une  masse  que  je  fais  tomber  d'un  seul  bloc 
sur  eux.  J'ai  mis  cinq  ans,  dix  ans,  à  l'accumuler 
en  détail  sur  la  hauteur,  et  ils  en  reçoivent  le  choc 
d'un  coup,  dans  un  instant. 

L'art  et  l'ennui. 

Un  lieu  vide,  un  temps  vide,  sont  insuppor- 
tables. 

L'ornement  de  ces  vides  naît  de  l'ennui  — 
comme  l'image  des  aliments  naît  du  vide  de  l'esto- 
mac. —  Comme  l'action  naît  de  l'inaction  et 
comme  le  cheval  piafîe,  et  le  souvenir  naît,  dans 
l'intervalle  des  actes,  et  le  rêve. 

La  fatigue  des  sens  crée.  —  Le  vide  crée.  Les 
ténèbres  créent.  Le  silence  crée.  L'incident  crée. 
Tout  crée,  excepté  celui  qui  signe  et  endosse  l'œu- 
vre. 

L'objet  d'art,  excrément  précieux  comme  tant 

150 


'AUTRES    RHUMBS 

d'excréments  et  de  déchets  le  sont  :  l'encens,  la 

myrrhe,  l'ambre  gris... 

'Avis. 

Nous  sommes  tous  voués  à  devenir  ennuyeux. 

Tout  n'est  pas  faux  dans  ce  qui  fut  abandonné. 
Tout  n'est  pas  vrai  dans  ce  qui  se  révèle. 

Une  certaine  époque  arrive  à  un  art  A,  par  des 
considérations  C.  L'époque  suivante  s'attaque  à 
A  par  des  considérations  C'. 

Or,  en  général,  les  considérations  C  n'ont  rien 
perdu  de  leur  valeur  —  et  l'époque  N°  3  ou  N°  4 
le  fera  bien  voir. 

Chef-d'œuvre,  merveilleuse  machine  à  faire  me- 
surer toute  la  distance  et  la  hauteur  entre  un  bref 
temps  et  une  très  longue  élaboration,  entre  un  coup 
heureux  et  des  milliards  d'issues  quelconques  ;  en- 
tre un  Moi  artificiellement  porté  à  la  plus  haute 
puisancc  et  un  Moi  au  zéro  ;  entre  ce  qu'il  faut 

î5^ 


TEL    QUEL 

pour  faire  un  ouvrage,  et  ce  qui  dans  un  coup 
d'oeil,  dans  un  contact,  est  donné. 

Perfection,  pureté,  profondeur,  délice,  ravisse- 
ment qui  se  renforce  soi-même. 

Le  Roman  du  Roman. 

Un  Romancier  me  disait  qu'à  peine  ses  person- 
nages nés  et  nommés  "dans  son  esprit,  ils  vivaient 
en  lui  à  leur  guise  ;  ils  le  réduisaient  à  subir  leurs 
desseins  et  à  considérer  leurs  actes.  Ils  lui  emprun- 
taient ses  forces,  et  sans  doute,  ses  gesticulations  et 
les  machines  de  sa  voix  (qu'ils  devaient  se  passer 
de  l'un  à  l'autre,  cependant  qu'il  marchait  à  grands 
pas,  en  proie  aux  sentiments  de  quelqu'un  de  ces 
êtres  de  lettres). 

J'ai  trouvé  admirable  et  commode  que  l'on 
puisse  faire  faire  de  la  sorte  la  substance  de  ses  livres 
par  des  créatures  qu'il  suffît  d'un  instant  pour  ap- 
peler, toutes  vivantes  et  libres,  à  jouer  devant  vous 
le  rôle  qu'elles  veulent. 

J'en  ai  conclu  aussi  que  la  sensation  de  l'arbi- 
traire n'était  pas  une  sensation  de  romancier... 


Rien  de  plus  littéraire  que  d'omettre  l'essentiel. 


AUTRES    RHUMBS 

On  a  écrit  nombre  de  «  Don  Juan  ». 

On  a  écrit  mille  et  trois  fois  sur  Don  Juan. 
Mais  je  ne  sache  pas  que  l'on  ait  jamais  songé  à 
se  demander  (ou  à  inventer)  les  causes  possibles  de 
tant  d'heureux  succès  in  eroticis. 

On  ne  parle  jamais  de  l'expert  et  du  praticien 
qu'il  dut  être,  dans  une  carrière  qui  exige  des  dons 
naturels,  sans  doute,  mais  aussi  de  l'intelligence, 
de  l'art,  —  et  en  somme,  —  du  travail. 

Don  Juan  non  seulement  séduisait,  mais  ne  dé- 
cevait point;  et  (ce  qui  est  bien  autre  chose  que  de 
séduire),  il  laissait  désespérées  les  femmes  après  soi. 
C'est  là  le  point. 


Mon  exigence  est  ma  ressource. 

La  raison  veut  que  le  poète  préfère  la  rime  à  la 
raison. 

Poéde. 

Je  cherche  un  mot  {dit  le  pocté)  un  mot  qui  soit  : 

féminin, 

de  deux  syllabes, 

contenant  P  ou  F, 


TEL     QUEL 

terminé  par  une  muette, 

et  synonyme  de  brisure,  désagrégation; 

et  pas  savant,  pas  rare. 

Six  conditions  —  au  moins  ! 


^ 


Note  :  Si  quelqu'un  écrivait  véritablement  pour 
soi,  il  lui  suffirait  d'inventer  ce  mot  que  six  condi- 
tions définissent.  On  prouve  par  l'absence  de  mots 
inventés,  que  nul  n'écrit  pour  soi  seul,  ne  convient 
avec  soi  seul  de  parler  son  langage  propre. 


Un.  poème  épique  est  un  poème  qui  peut  se  ra- 
conter. Si  on  le  raconte,  on  a  un  texte  bilingue. 

Le  sonnet  est  fait  pour  le  simultané.  Quatorze 
vers  simultanés,  et  fortement  désignés  comme  tels 
par  l'enchaînement  et  la  conservation  des  rimes  * 
type  et  structure  d'un  poème  stationnaire. 


Philosopher  en  vers,  ce  fut,  et  c'est  encore,  vou- 


'AUTRES    RHUMES 

loir  jouer  aux  échecs  selon  les  règles  du  jeu  de 
dames. 

Il  est  difficile  d'être  plus  libre  et  plus  ami  de  la 
fantaisie  que  l'enseignement  de  nos  Lettres.  Quoi 
de  plus  capricieux  que  d'enseigner  Racine,  La  Fon- 
taine, et  quelques  autres,  avec  l'accent  du  Sud, 
ou  de  l'Est  ou  du  Nord,  —  ce  qui  fait  de  leurs 
vers  une  variété  de  musiques  surprenantes  et  dé- 
joue les  calculs  délicats  de  ces  grands  et  savants 
poètes  ? 

Plagiaire  est  celui  qui  a  mal  digéré  la  substance 
des  autres  :  il  en  rend  les  morceaux  reconnais- 
sablés. 

L'originalité,  affaire  d'estomac. 

Il  n'y  a  pas  d'écrivains  originaux,  car  ceux  qui 
mériteraient  ce  nom  sont  inconnus  ;  et  même  in- 
connaissables. 

Mais  il  en  est  qui  font  figure  de  l'être. 

Métaphores. 

Les  gestes  de  l'orateur  sont  des  métaphores.  Soit 
qu'il  montre  nettement  entre  le  pouce  et  l'index, 
la  chose  bien  saisie;  soit  qu'il  la  touche  du  doigt, 

155 


TEL    QUEL 

la  paume  vers  le  ciel.  Ce  qu'il  touche,  ce  qu'il 
pince,  ce  qu'il  tranche,  ce  qu'il  assomme,  ce  sont 
des  imaginaires,  actes  jadis  réels,  quand  le  langage 
était  le  geste  ;  et  le  geste,  une  action.. 


Lit'térateur  est  celui  qui  agit  intérieurement  en 
vue  d'un  lecteur  inconnu  de  lui  et  dont  il  n'est 
point  connu. 


Que  le  poète  multiplie  tout  ce  qui  sépare  les  vers 
de  la  prose. 

L'homme  exalté  ou  ému  croit  que  son  verbe  est 
un  vers,  et  que  tout  ce  qu'il  place  par  le  ton,  la  cha- 
leur et  le  désir  dans  sa  parole,  s'y  trouve  et  se  com- 
munique. Mais  c'est  l'erreur  commune  en  fait  de 
poésie.  Les  mauvais  vers  sont  faits  de  bonnes  inten- 
tions. C'est  cette  illusion  qui  pousse  aux  vers  sans 
lois  préétablies.  Il  y  a  plus  de  bons  vers  faits  froi- 
dement qu'il  n'en  est  de  chaudement  faits  ;  et 
plus  de  mauvais  faits  chaudement.  On  dirait  que 
l'intelligence  est  plus  capable  de  suppléer  à  la  cha- 
leur, que  la  chaleur  à  l'intelligence.  Une  machine 
peut  marcher  à  faible  pression,  mais  une  pression 
sans  machine  n'entraîne  rien. 

156 


dUXRES    RHUMBS 


Toute  l'intelligence  du  monde  est  incapable  de 
remuer  un  corps.  Mais  toute  la  force  du  monde  est 
incapable  de  remuer  tel  corps. 


Mythique. 

L'objet  du  poème  est  de  paraître  venir  de  plus 
'haut  que  son  auteur.  Au  service  de  cette  idée  naïve 
et  primitive,  et  peut-être  non  fausse,  tous  les  arti- 
fices, labeurs,  sacrifices  de  cet  homme. 

On  peut  avoir  remarqué  sur  soi-même  l'acci- 
dent d'une  belle  situation,  ou  d'une  production 
heureuse  de  langage. 

Par  le  travail  et  par  l'art,  cet  auteur  que  l'on  a 
présumé  d'être  ou  de  posséder  parfois,  on  le  fait 
devenir  comme  surnaturel.  L'art  et  le  travail  ont 
pour  objet  de  falsifier  le  spontané  et  la  série.  Car 
la  série  des  coups  de  l'esprit  s'écarte  toujours  beau- 
coup de  la  série  espérée  de  coups  favorables.  On 
essaie  de  constituer  une  heureuse  série  en  multi- 
pliant les  épreuves.  Art  et  travail  s'emploient  à 
constituer  un  langage  que  nul  homme  réel  ne 
pourrait  improviser  ni  soutenir,  et  l'apparence  de 
coulci  librement  d'une  source  est  donnée  à  un  dis- 


^57 


TEL    QUEL 

cours  plus  riche,  plus  réglé,  plus  relié  et  composé 
que  la  nature  immédiate  n'en  peut  offrir  à  per- 
sonne. C'est  à  un  tel  discours  que  se  donne  le  nom 
d'inspiré.  Un  discours  qui  a  demandé  trois  ans  de 
tâtonnements,  de  dépouillements,  de  rectifications, 
de  refus,  de  tirages  au  sort,  est  apprécié,  lu  en 
trente  minutes  par  quelque  autre.  Celui-ci  recons- 
titue comme  cause  de  ce  discours,  un  auteur 
capable  de  l'émettre  spontanément  et  de  suite, 
c'est-à-dire  un  auteur  infiniment  peu  probable. 
On  appelait  Muse  cet  auteur  qui  est  dans  Tau- 
teur. 

Un  édifice  vu  d'un  coup  d'œil  assène  aux  regards 
dans  un  instant  tout  le  fruit  de  milliers  d'heures, 
toutes  les  longueurs  des  ardiitectes  et  des  maçons. 
Et  même  l'action  des  siècles,  l'usure,  le  travail  du 
tassement,  et  encore  les  contrastes  de  civilisation, 
de  modes,  de  goûts  accumulés  depuis  l'origine.  Et 
un  coup  d'œil  suffit  à  ressentir  l'essence  composée 
de  tout  ceci,  conime  une  cuillerée  d'une  mixture. 


il 


Préambule, 

L'existence  de  la  poésie  est  essentiellement 
niable  ;  et  elle  peut  en  tirer  de  prochaines  tenta- 
tions d'orgueil,  car  n'est-ce  pas  ressembler  à  Dieu- 
même  ?  On  peut  être  sourd  quant  à  l'une,  aveugle 

J59 


AUTRES    RHUMBS 

]uant  à  l'autre.  Les  conséquences  sont  insensibles 
(imperceptibles). 

Tout  ce  qui  est  par  moi  seul  est  niable  par  moi. 

lV 
Œuvres. 

La  forme  est  le  squelette  des  œuvres  ;  il  est  des 
œuvres  qui  n'en  ont  point. 

Toutes  les  œuvres  meurent  ;  mais  celles  qui 
avaient  un  squelette  durent  bien  plus  par  ce  reste 
que  les  autres  qui  n'étaient  qu'en  parties  molles. 

Les  œuvres  cessent  d'amuser,  d'exciter.  —  Elles 
peuvent  avoir  une  seconde  vie  pendant  laquelle  on 
les  consulte,  à  titre  d'enseignement  —  et  une  troi- 
sième, —  à  titre  de  renseignement. 

Joie  d'abord.  —  Puis,  leçon  technique.  — 
Enfin,  document. 


Le  sujet  d'un  ouvrage  est  à  quoi  se  réduit  un 
mauvais  ouvrage. 

Il  faut  jeter  des  pierres  dans  les  esprits,  qui  y 
fassent  des  sphères  grandissantes  ;  et  les  jeter  au 
poim  le  plus  central,  et  à  intervalles  harmoniques. 

159 


TEL    QUEL 


Ne  pas  employer  ce  qui  est  aisément  imitable  et 
de  quoi  l'imitation  est  aisément  niable. 


Je  ne  prise,  et  ne  puis  priser,  que  les  écrivains 
qui  parviennent  à  exprimer  ce  que  j'eusse  trouvé 
difficile  à  exprimer,  si  le  problème  de  l'exprjimer 
se  fût  proposé  ou  imposé  à  moi. 

C'est  là  le  seul  cas  dans  lequel  je  puisse  mesurer 
une  valeur  en  unités  absolues,  —  c'est-à-dire  : 
miennes. 

Je  puis  admirer  dans  d'autres  cas  ;  mais  d'une 
admiration  de  pure  impression. 

Je  dirai  aussi  que  je  ne  prise  l'acte  d'écrivain 
que  pour  autant  qu'il  me  semble  de  la  nature  et 
de  la  puissance  d'un  progrès  dans  l'ordre  du  lan- 
gage. 

A  Boileau. 

Il  est  très  malaisé  d'énoncer  clairement  ce  que 
l'on  conçoit  plus  nettement  que  ceux  qui  ont  créé 

1^0 


AUTRES    RHUMBS 

les  formes  et  les  mots  du  langage,  —  parmi  les- 
quels ceux  qui  nous  ont  appris  à  parler. 


^ 


La  peinture  permet  de  regarder  les  choses  en 
tant  qu'elles  ont  été  une  fois  contemplées  avec 
amouia 


Une  oreille  moderne,  un  œil  moderne  sont  une 
oreille  et  un  œil  auxquels  une  combinaison  de  sons 
ou  de  couleurs  prise  au  hasard  a  beaucoup  plus  de 
chances  de  plaire  qu  elle  n'en  aurait  pour  l'oreille 
non  moderne. 

Le  moderne  semble  d'autant  plus  capable  de 
goûter  quoi  que  ce  soit  qii'il  est  moins  capable 
d'attention. 

Il  y  a  là  un  fait  qui  tient  de  près  au  développe- 
ment des  sciences,  lequel  dégénère  vers  ime  accu- 
mulation insurmontable  de  jaits. 


L'art. 

Le  beau  exige  peut-être  l'imitation  servile  de  ce 
qui  est  indéiînissabie  dans  les  choses. 


JEL    QUEL 


Quand  les  œuvres  sont  très  courtes,  le  plus 
mince  détail  est  de  l'ordre  de  grandeur  de  l'en- 
semble. 

La  proportion  des  égards  et  des  beautés  dans  un 
sonnet  doit  être  énorme. 

Dramatîs  personae. 

L'auteur,  le  lecteur,  la  langue,  le  sujet  de  l'ou- 
vrage, le  dessin,  Y  idéal,  l'imprévu. 

L'ensemble  quelquefois,  des  «  grands  philo- 
sophes »  ou  celui  des  divers  écrivains  que  j'ai  rete- 
nus pour  essentiels,  m'apparaît  comme  un  registre 
de  timbres. 

Je  ne  puis  concevoir  un  seul  d'entre  eux  ;  et  ils 
se  sont  consumés,  toutefois,  chacun  pour  que  nul 
autre  n'existe. 

Ils  se  sont  édifiés  par  des  moments  d'eux-mêmes 
tels  que  tout  autre  système  de  penser,  de  voir  ou 
d'écrire  ne  pût  simultanément  exister. 

Uidée  habite  la  prose  ;  mais  assiste,  surveille, 
guide  la  poésie. 

162 


'AUTRES    RHUMBS 


^ 


C'est  une  image  insupportable  aux  poètes,  ou 
qui  leur  devrait  être  insupportable,  que  celle  qui 
les  représente  recevant  de  créatures  imaginaires  le 
meilleur  de  leurs  ouvrages. 

Agents  de  transmission,  c'est  une  conception 
humiliante. 

Quant  à  moi,  je  n'en  veux  point.  Je  n'invoque 
que  ce  hasard  qui  fait  le  fond  de  tous  les  esprits  ; 
et  puis,  un  travail  opiniâtre  qui  est  contre  ce  hasard 
même. 


l^i 


PSAUME  SUR   UNE  KOIX 


A  demi-voix, 

D'une  voix  douce  et  faible  disant  de  grandes 
choses  : 

D'importantes,  étonnantes,  de  profondes  et 
justes  choses. 

D'une  voix  douce  et  faible. 

La  menace  du  tonnerre,  la  présence  d'absolus 

Dans  une  voix  de  rouge-gorge. 

Dans  le  détail  fin  d'une  flûte,  et  la  délicatesse 
du  son  pur. 

Tout  le  soleil  suggéré 

Au  moyen  d'un  demi-sourire. 

(O  demi-voix), 

Et  d'une  sorte  de  murmure 

En  français  infiniment  pur. 

Qui  n'eut  saisi  les  mots,  qui  l'eût  ouï  à  quelque 
distance. 

Aurait  cru  qu'il  disait  des  riens. 

Et  c'étaient  des  riens  pour  l'oreille 

Rassurée. 

Mais  ce  contraste  et  cette  musique. 

Cette  voix  ridant  l'air  à  peines 

Cette  puissance  chuchotée. 

Ces  perspectives ,  ces  découvertes, 


i^^ 


'AUTRES     RHUMBS 
Ces  abîmes  et  ces  manœuvres  devinés, 

Ce  sourire  congédiant  l'univers  /.., 

]e  songe  aussi  pour  finir 
Au  bruit  de  soie  seul  et  discret 
D'un  jeu  qui  se  consume  en  créant  toute  la 
chambre, 

Et  qui  se  parle. 
Ou  qui  me  parle 
Presque  pour  soi. 


i65 


MORALITÉS 


L'homme  qui  s'est  fait  mal. 

On  se  heurte,  mal  et  fureur.  Au  choc  succède 
douleur  et  fureur,  l'une  et  l'autre  liées,  l'une  onde, 
l'autre  écume,  l'une  force  de  l'autre.  On  se  jette 
sur  la  chose  innocente  pour  la  détruire.  Elle  a  nui 
par  son  inertie  ;  on  lui  donne  mémoire,  volonté, 
sensibilité  (erreur  profondément  réelle). 

Tout  un  drame  se  joue,  qui  se  substitue  à  la 
réalité,  mais  qui  en  sort.  Cela  s'apaise  par  reprises 
décroissantes.  Peu  à  peu,  se  dégage  toute  la  sottise 
de  ce  violent  cauchemar  ;  et  la  mauvaise  humeur. 
Parfois  le  rire.  On  n'y  peut  repenser  sans  recom- 
mencer sommairement  tout  le  cycle  de  la  crise.  A 
la  fin,  on  a  souffert,  on  a  cassé  quelque  chose,  on  a 
perdu  son  temps,  on  a  perdu  ses  forces,  on  s'est 
rencontré  absurde,  et  on  annule  profondément  tout 
ce  qui  s'est  passé  et  qui  recommencera  à  l'occa- 
sion. 

C'est  une  lame  de  fond  qui  a  surgi,  agi,  ravagé, 
qui  a  surpris  le  calme  habitant  du  rivage.  Tout 
grand  déchaînement  se  fait  un  rêve,  car  c'est  un 

169 


TEL     QUEL 

rêve  que  de  tendre  à  mettre  le  tout  et  le  hasard  en 
accord  :  rêve  d'autant  plus  complet  que  le  déchaî- 
nement est  plus  grand  ;  qui  suit  les  fluctuations,  se 
reprend,  se  dissipe.  Il  s'alimente  de  tout  :  naïveté. 
Le  cerveau  excité  fait  ce  qu'il  sait  faire  :  person- 
nifier ;  se  voir  étranger  ;  ne  pas  se  reconnaître. 

Cycle.  L'âme  fait  le  tour  du  système  nerveux  : 
douleur,  sensation,  retour  sur  l'avant-choc,  fureur 
impuissante  ;  sottise  faite,  sottise  en  acte,  sottise 
à  l'état  de  cruelle  sensation,  sottise  de  cette  fureur 
et  de  ce  remords,  fureur  nouvelle  :  les  termes  suc- 
cessifs, quoique  périodiques,  sont  puissances  crois- 
santes de  jugement  de  l'absurdité  :  a  plus  sot  que 
a^  plus  que  a',  etc.. 

Tout  ce  que  Ton  dit  de  nous  est  faux  ;  mais  pas 
plus  faux  que  ce  que  nous  en  pensons.  Mais  d'un 
autre  faux. 

La  plupart  de  nos  ennuis  sont  notre  création 
originale. 

Le  moment  où  le  petit  enfant  prend  conscience 
du  pouvoir  de  ses  pleurs  n'est  pas  différent  de  celui 

170 


AUTRES    RHUMBS 

où  il  en  fait  un  moyen  de  pression  et  de  gouverne- 
ment. 

On  est  accessible  à  la  flatterie  dans  la  mesure  oij 
soi-même  on  se  flatte. 


iV 


Les  amis,  à  la  longue,  finissent  par  se  classer 
dans  l'ordre  de  la  délicatesse  de  leur  tact. 


Je  te  frappais  amicalement  de  la  paume,  mais 
il  y  avait  précisément  une  plaie  qui  se  cachait  à 
cette  place  de  ton  épaule,  sous  le  drap. 


Lumières  naturelles. 

A  la  lumière  de  l'envie.  A  la  lumière  du  dégoût, 
à  la  lumière  de  l'orgueil.  Quelles  clartés  ! 

Mais  chaque  forte  passion  apporte  la  sienne, 
illumine,  rend  éclatant  tout  ce  qui  peut  l'inquié- 
ter ou  l'accroître,  dans  l'ensemble  des  choses  pré- 
sentes. 


17^ 


TEL    QUEL 

Une  passion  est  un  être  qui  vit  de  ses  besoins. 
Elle  fait  briller  à  l'extrême  tout  ce  qui  est  sa  proie 
dans  les  actes  les  plus  ordinaires  d'autrui.  Les 
fautes,  les  oflfenses,  les  inadvertances  étincellent. 
Les  égards  de  convention  sont  changés  en  grandes 
louanges.  Le  désir  éclaire  des  chemins  étrange- 
ment détournés.  La  haine  habite  l'adversaire,  en 
développe  les  profondeurs,  dissèque  les  plus  déli- 
cates racines  des  desseins  qu'il  a  dans  le  cœur. 
Nous  le  pénétrons  mieux  que  nous-mêmes,  et 
mieux  qu'il  ne  fait  soi-même.  Il  s'oublie  et  nous 
ne  l'oublions  pas.  Car  nous  le  percevons  au  moyen 
d'une  blessure,  et  il  n'est  pas  de  sens  plus  puis- 
sant, qui  grandisse  et  précise  plus  fortement  ce 
qui  le  touche,  qu'une  partie  blessée  de  l'être.  Une 
blessure  telle  ne  peut  dormir  longtemps.  Elle  nous 
éveille  au  matin  par  une  première  gêne  informe, 
une  souffrance  sans  figure,  mais  qui  ne  peut 
presque  aussitôt  qu'elle  ne  prenne  un  visage  trop 
familier,  une  présence  éblouissante...  Lumière 
grise,  crue  et  nette  du  dégoût,  lumière  cuivrée  de 
l'envie,  rouge  lumière  de  l'orgueil,  et  toutes  les- 
ombres  qui  en  résultent... 

L*orgueil  parfois  ne  peut  qu'il  ne  s'abaisse  et 
ne  se  plie  ;  mais  c'est  à  la  manière  d'un  ressort.  Il 

ÛC72 


AUTRES    RHVMBS 

est  impossible  qu'il  perde  rien  de  sa  force,  et  la 
restitution  se  fera  tout  à  l'heure,  dans  l'escalier  ou 
dans  la  rue. 

L'amour  tient  du  rêve  et  du  mouvement. 

L'Ame  et  l'Esprit. 

Ce  sont  des  hommes  transparents,  plus  subtils, 
et  plus  simples.  Ces  êtres  amoindris  sont  par  là  un 
peu  plus  libres  que  des  hommes. 


Si  quelqu'un  traite  quelqu'un  de  sophiste,  c'est 
qu'il  se  sent  plus  sot.  Qui  ne  peut  attaquer  le  rai- 
sonnement, attaque  le  raisonneur.  C'est  ici  une 
loi  analogue  à  celle  qui  fait  que  l'on  se  détruit 
tout  entier  pour  supprimer  un  mal  particulier  en- 
chevêtré dans  le  bien  :  —  Loi  de  Vexpédient. 


Le  philosophe  n'en  sait  réellement  pas  plus  que 
sa  cuisinière  ;  si  ce  n'est  en  matière  de  cuisine,  où 
elle  s'entend  réellement  (en  général)  mieux  que  lui. 

Mais  la  cuisinière  (en  général)  ne  se  pose  point 

^73 


TEL     QUEL 

de  questions  universelles.  Ce  sont  donc  les  ques- 
tions qui  font  le  philosophe.  Quant  aux  réponses... 
Par  malheur,  il  y  a  dans  chaque  philosophe  un 
mauvais  génie  qui  répond,  et  répond  à  tout. 

L'État  est  un  être  énorme,  terrible,  débile. 
Cyclope  d'une  puissance  et  d'une  maladresse  in- 
signes, enfant  monstrueux  de  la  Force  et  du  Droit, 
qui  l'ont  engendré  de  leurs  contradictions.  Il  ne 
vit  que  par  une  foule  de  petits  hommes  qui  en 
font  mouvoir  gauchement  les  mains  et  les  pieds 
inertes  et  son  gros  œil  de  verre  ne  voit  que  des  cen- 
times ou  des  milliards. 

L'État,  —  ami  de  tous,  ennemi  de  chacun. 

lîr 
Les  grandes  flatteries  sont  muettes. 

Tibère. 

Étant  fort  jeune,  l'idée  me  vint  d'honorer 
Tibère  d'une  tragédie  :  Tibère  ou  la  Raison  cou- 
ronnée ».  Je  donnais  au  César  calomnié  les  dons 
les  plus  profonds  de  l'intelligence,  nulle  méchan- 
ceté, une  ferme  volonté  de  bien  faire.  De  ces  pos- 
tulats découlait  nécessairement  tout  un  drame  im- 


174 


'AUTRES    RHUMBS 

pitoyable.  Imaginez  la  Prévision,  la  Prudence,  la 
Perspicacité,  la  plus  pénétrante  Sagesse,  en  posses- 
sion du  pouvoir  absolu,  la  connaissance  froide  des 
hommes  assise  sur  le  trône,  et  la  considération 
pure  et  fixe  de  l'intérêt  public  appuyée  sur  la 
hache... 

Une  idée  trop  exacte  de  l'homme,  une  percep- 
tion trop  nette  de  son  mécanisme,  une  absence 
trop  radicale  de  superstitions  à  l'égard  de 
l'homme,  un  refus  trop  absolu  de  regarder 
l'homme  comme  chose  en  soi  et  comme  une 
fin,  une  vue  trop  statistique  des  humains,  une 
prévision  trop  précise  de  leurs  réactions,  des  chan- 
gements et  retournements  certains  de  leurs  senti- 
ments en  quelques  semaines  ou  quelques  années, 
un  sentiment  trop  fort  de  l'ordre  et  de  l'idéal 
d'État,  ne  sont  peut-être  pas  à  leur  place...  au  plus 
haut. 

.Si  l'inteUigence  gouvernait  ?... 


L'absurde,  le  niais,  le  fantastique,  l'arbitraire,  le 
vague  et  le  confus,  le  trop  beau  et  le  trop  triste, 
environnent  toute  pensée  et  l'attirent  constamment 
vers  leurs  gouffres.  Elle  est  entourée  et  appelée  de 
toutes  parts,  pendant  qu'elle  se  meut  et  avance 
dans  sa  formation,  par  mainte  puissance  de  per- 

175 


TEL     QUEL 

dition.  Et  cet  oiseau  qui  traverse  le  temps  de  l*âme, 
doit  les  composer,  les  opposer  entre  elles  pour  se 
soutenir^ 

iîr 

Ce  n'est  rien  que  d'être  profond,  d'aller  au 
fond.  Tout  le  monde  peut  plonger  ;  mais  les  uns 
sont  retenus  et  gardés  à  mort  par  leur  abîme  où  ils 
se  prirent  dans  les  herbes  ;  les  autres  en  sont  reje- 
tés et  comme  trouvés  trop  légers  par  leur  propre 
et  intime  profondeur. 

Dans  l'être  ou  dans  la  mer,  le  plongeur  utile 
et  admirable  descend  vers  son  objet,  peut  travailler 
quelque  temps  loin  de  sa  vie  naturelle,  à  laquelle 
il  retourne  quand  il  faut,  en  un  instant. 

Profondeur,  profonde  pensée. 

«  Profonde  pensée  »  est  une  pensée  qui  nous 
paraît  n'avoir  pu  se  former  et  se  laisser  prendre 
qu'à  l'écart  du  temps  naturel.  Elle  nous  impose 
quelque  chose  de  plus  que  les  pensées  qu'un 
simple  échange  expédie. 

«  Profiindeur  »?  —  le  sens  vague  de  ce  mot 
me  semble  composer  les  idées  de  deux  grandeurs  : 
la  grandeur  d'une  certaine  transformation  de 
l'objet  de  notre  pensée,  et  la  grandeur  de  \ effort 

176 


AUTRES    RHUMBS 

que  nous  croyons  avoir  été  nécessaire  pour  effec- 
tuer cette  transformation,  —  ou  pour  lui  permettre 
de  se  produire. 

La  transformation  dont  je  parle  affecte,  sans 
doute,  la  portée  d'un  mot,  d'une  proposition,  ou 
d'une  image,  qui  nous  étaient  de  purs  signes  — 
des  éléments  de  transition,  bons  ou  suffisants  pour 
ce  régime  d'échanges  (ce  temps  naturel  dont  je 
parlais),  et  qui  reçoivent  tout  à  coup  je  ne  sais 
quelle  force  ou  quelle  valeur  que  nous  devons  sup- 
poser puisées  au  plus  près  du  point  d'existence 
ineffable  oij  la  pensée  touche,  et  peut  intéresser  à 
soi,  le  plus  possible  des  puissances  d'une  vie. 

Mais  cette  valeur  n'est  qu'intrinsèque.  Rien  ne 
nous  assure  que  la  pensée  transformée  dans  cette 
«  profondeur  »  s'ajuste  mieux  qu'une  autre  à 
l'expérience,  et  que,  pour  avoir  été  soutenue  jus- 
qu'à l'extrême  de  la  durée  d'une  unité  de  con- 
science, elle  en  retire  une  importance  nécessaire 
dans  l'ordre  de  ce  qui  n'est  point  pensée. 

L'objet  le  plus  futile  peut  donner  prétexte  et 
naissance  aux  réflexions  et  aux  opérations  les  plus 
pénibles. 

L'objet  réputé  le  plus  important  peut  ne  per- 
mettre que  les  développements  les  plus  «  superfi- 

^n 

12 


TEL     QUEL 

ciels  ».  La  mort,  par  exemple,  ne  peut  être  pensée 
ou  réfléchie  qu'illusoirement,  quand  on  l'oppose 
h  la  vie,  des  conditions  de  laquelle  elle  est  une 
conséquence.  C'est  pourquoi  quand  j'y  songe  ou 
que  je  lis  quelque  auteur  qui  s'y  attarde  et  s'appro- 
fondit sur  elle,  j'ai  bientôt  l'impression  que  nous 
pensons  à  autre  chose... 


^ 


Sur  la  Place  Publique. 

Sur  la  Place  publique,  un  Homme  bien  assis 
donnait  du  grain  ou  du  pain  aux  pigeons.  Tout 
un  peuple  bleuâtre  et  mouvant  à  ses  pieds,  sur  ses 
pieds,  sur  ses  mains,  sur  ses  épaules,  le  couvrait, 
i'éventait,  le  picotait,  le  becquetait  jusque  dans  la 
barbe. 

Un  Homme,  appuyé  sur  un  bâton,  regardait 
fixement  cette  scène.  Il  ne  pouvait  s'en  détacher. 

Un  Homme  lui  dit  :  «  Voici  longtemps  que 
vous  êtes  là.  C'est  toujours  la  même  chose.  Un 
coup  d'oeil,  et  l'on  s'en  va  !...  » 

L'Homme  au  bâton  lui  répondit  sans  un  mou- 
vement :  «  Taisez-vous.  Je  me  moque  des  pigeons. 
Je  m'observe  qui  observe.  J'écoute  ce  que  me  ditj 
ou  ce  que  se  dit,  ce  que  je  vois.  » 

«  Le  grain  attire  les  pigeons.  Les  pigeons  atti- 
rent le  regard.  Ce  regard  picote,  becqueté,  prélève. 

178 


'AUTRES    RHUMBS 

Ce  regard  murmure,  dessine,  exprime,  —  vague- 
ment et  confusément.  » 

«  Et  ceci  fait  un  second  spectacle,  qui  se  fait 
un  second  spectateur.  Il  m'engendre  un  témoin 
du  second  degré  ;  et  celui-ci  est  le  suprême.  Il  n'y 
a  pas  de  troisième  degré,  et  je  ne  suis  pas  capable 
de  former  quelque  Quelqu'un  qui  voie  en  deçà, 
qui  voie  ce  que  fait  et  ce  que  voit  celui  qui  voit 
celui  qui  voit  les  pigeons.  » 

«  Je  suis  donc  à  l'extrémité  de  quelque  puis- 
sance ;  et  il  n'y  a  plus  de  place  dans  mon  esprit 
pour  un  peu  plus  d'esprit.  » 

L'Homme  qui  n'avait  pas  de  bâton  haussa  les 
épaules,  et  il  partit  vivement  avec  ses  hausse- 
ments d'épaules. 

Il  emportait  je  ne  sais  quel  embarras  dans  sa 
tête,  causé  par  ce  qu'il  venait  d'entendre  :  quelque 
chose  qu'il  ne  pouvait  arriver  ni  à  penser,  ni  à 
oublier. 

lîr 

Il  en  est  qui  sont  véridiques  pour  n'avoir  point 
de  quoi  mentir. 

lîr 

On  n'est  jamais  as6ez  content  de  soi  pour  se 
livrer  à  fond 


179 


TEL    QUEL 


^ 


Pamphlétaires,  orateurs,  violents,  forcenés  qui 
vociférez,  dites,  ne  sentez-vous  jamais  que  tout 
homme  qui  crie  est  sur  le  point  de  faire  semblant 
de  cner  i*. 

L'attitude  de  l'indignation  habituelle,  signe 
d'une  grande  pauvreté  de  l'esprit. 

La  «  politique  »  y  contraint  ses  suppôts.  On 
voit  leur  esprit  s'appauvrir  de  jour  en  jour,  de 
juste  colère  en  juste  colère. 

Chaque  parti  a  son  programme  d'indignation, 
ses  réflexes  conventionnels. 

Tout  parti  prophétise.  Toute  la  politique  serait 
changée  si  le  seul  fait  de  promettre  et  de  prédire 
était  par  tout  le  monde  considéré  comme  insup- 
portable et  inconvenant. 

Toute    doctrine    se    présente    nécessairement 
i8o 


^AUTRES    RHUMBS 

comme  une  affaire  plus  avantageuse  que  les  autres. 
Elle  dépend  donc  des  autres. 

Des  belles  femmes,  les  unes  sont  des  enseignes 
de  volupté  ;  les  autres  sont  des  symboles  d'idées. 
Cette  blanche  et  brune  figure,  la  Vérité.  Ce  camée 
si  délicat  me  représente  la  Connaissance  distincte. 

Les  sculpteurs  du  Gouvernement  ont  compris 
ceci. 

Dans  cet  omnibus,  assise  sereine,  est  la  Sagesse. 

Parmi  les  femmes,  deux  types,  deux  espèces 
entr'autres  sont  remarquables. 

Les  unes  sont  femelles  par  essence  de  l'animal 
humain.  Elles  ont  la  majesté,  la  massive  tendresse, 
la  chaleur  animale,  la  fécondité  et  la  force  des 
compagnes  primitives. 

Les  autres  sont  femmes  à  d'autres  fins.  Ce  sont 
des  créatures  sexuées  que  les  fonctions  de  leur 
sexe  ne  doivent  pas  gêner  pour  la  danse,  pour  l'es- 
prit, pour  accomplir  leur  devoir  de  jouets,  de 
joyaux,  et  leur  destinée  d'ornements  et  d'événe- 
ments de  la  vie  des  hommes.  Elles  sont  pour  ani- 
mer un  peu  les  parvis  de  l'austère  temple  orga- 

i8i 


TEL     QUEL 

nique  et  phylogénctique  dont  les  premières  sont 
les  colonnes,  les  autels  et  les  sanctuaires. 

Des  désordres  et  des  difficultés  doivent  naître 
quand  il  y  a  erreur  ou  confusion  au  sujet  de  ces 
espèces  très  différentes,  et  que  l'on  ne  distingue 
pas  entr'elles  ;  quand  on  épouse  la  danseuse-née, 
ou  que  l'on  se  risque  à  séduire  la  matrone  essen- 
tielle. 

Cette  erreur  assez  fréquente  a  valu  de  mauvais 
compliments  aux  femmes,  lesquelles  ne  sont  point 
responsables  de  nos  méprises,  ni  de  toute  la  litté- 
rature qui  en  est  issue.  V erreur  sur  la  personne 
est  un  des  plus  grands  principes  de  tragédie  ;  mais 
à  mon  sens,  comme  je  viens  de  l'écrire,  on  peut 
ou  l'on  doit  l'élever  à  la  dignité  d'une  erreur  sur 
l'espèce. 

Une  autre  idée  me  vient  sur  ce  sujet.  Elle  n'est 
pas  moins  fragile  que  la  précédente. 

Supposé  que  cette  division  des  femmes  en 
espèces  incomparables  soit  fondée,  il  y  aurait  donc 
à  chaque  époque,  sur  mille  femmes,  un  certain 
nombre  des  unes  ct»un  certain  nombre  des  autres.. 
Le  rapport  de  ces  nombres  est  peut-être  lié  au 
nombre  des  naissances.  Trop  de  femmes  volup- 
tuaires  pour  mille,  et  voici  qu'une  nation  se  sent 
décroître,  un  peuple  s'éclaircit  dangereusement  de 
jour  en  jour. 

On  voit,  dans  bien  des  cantons  de  l'extrême  Pro- 


'AUTRES    RHUMBS 

vencc,  l'olive  et  le  froment  peu  à  peu  chassés  par  la 
rose. 

Il  est  assez  rare  que  la  société  des  femmes  ne 
nous  contraigne  aimablement  à  la  comédie  ;  et 
c'est  pourquoi  nous  préférons  parler  avec  des 
hommes,  à  moins  que  nous  ne  préférions  la  co- 
médie* 

Sept  péchés  font  un  juste. 

Les  sept  péchés  capitaux  sont  les  sept  couleurs 
pures  du  spectre  de  l'âme  du  Juste. 

L'âme  du  Juste  est  la  blanche  lumière  en  quoi 
se  composent  les  sept  énergies  de  nos  instincts  élé- 
mentaires. 

A  soi  seule,  l'Avarice,  qui  est  l'instinct  de  la 
propriété  et  de  l'accumulation  en  soi,  tient  en. 
échec  dans  le  Juste  la  Luxure  et  la  Gourmandise, 
lesquelles  consument  beaucoup  d'argent  ;  et  la 
Paresse,  qui  répugne  à  se  dépenser  pour  acquérir. 
Cette  paresse  n'est  pas  moins  ennemie  de  la  Colère, 
car  rien  n'est  plus  fatigant  que  de  se  fâcher,  de 
haïr,  de  s'agiter  pour  nuire. 

Restent  le  Vert  et  le  Rouge,  qui  sont  nécessai- 
rement V Envie  et  V Orgueil,  chlore  et  pourpre. 

Ces  couleurs  se  font  équilibre.  Il  n'est  pas  besoin 

183 


TEL     QUEL 

d'expliquer  que  la  grande  idée  que  nous  avons  de 
nous-mcmes  est  transpercée  de  temps  en  temps 
par  un  rayon  trop  pénétrant  qui  vient  d'autrui, 
et  nous  le  fait  voir  si  heureux  ou  si  beau  que  nous 
en  perdons  le  goût  même  de  vivre. 


-sîr, 


DE  PVDENDIS 


Chacun  cache  ce  qu'il  est  le  plus  probable  qu'il 
est,  qu'il  ressent,  qu'il  fait  ou  qu'il  pense.  Tout  le 
monde  unanimement  cache  le  certain.  L'ordure, 
la  nécessité,  les  désirs  et  les  envies  sont  certaines 
en  tous.  C'est  un  même  geste  qui  les  cache,  un 
accord  tacite  et  universel  de  s'en  cacher,  que  tout 
l'art  du  comique  est  de  mettre  en  défaut. 

—  Ah  !  Polissons  d'humains,  on.  vous  voit  ! 


Dire  :  ]e  vous  aime,  à  quelqu'un,  jamais  on  ne 
l'eût  inventé  ;  ce  n'est  là  que  réciter  une  leçon, 
jouer  un  rôle,  commencer  à  débiter,  à  sentir  et  à 
faire  sentir  tout  ce  qu'il  y  a  d'appris  dans  l'amour. 

.184 


'AUTRES    RHUMBS 

Cette  parole,  dont  la  mémoire  fait  les  frais, 
transforme  sur  le  champ  la  situation  des  esprits, 
ouvre  une  perspective  de  prodiges  et  de  vicissitudes 
où  la  conscience  se  perd.  L'instant  se  fait  énorme, 
la  sensation  d'un  seuil  redoutable  franchi  s'impose. 
On  croit  avoir  prononcé  devant  l'Univers  des  mots 
magiques,  et  ils  le  sont  en  vérité,  précisément  parce 
qu'ils  sont  appris  comme  une  formule  dont  les 
livres  et  le  théâtre  nous  ont  instruits.  A  ces  mots 
s'illuminent  les  fresques  traditionnelles  de  l'amour. 
On  fait  son  entrée  sur  je  ne  sais  quelle  scène  men- 
tale de  l'Opéra  où  l'on  se  voit  puissant  et  tendre, 
ne  disant  rien  que  de  chantant.  On  est  anxieux, 
magnifique,  puéril  et  ridicule.  Dans  les  ombres 
du  beau  décor  se  distinguent  vaguement  toutes  les 
richesses  de  la  circonstance,  les  mystères  de  la 
génération,  les  enfers  de  la  jalousie,  tous  les  mal- 
heurs classiques  des  amants,  et  une  foule  de 
monstres  sociaux,  juridiques,  pécuniaires,  reli- 
gieux, gynécologiques,  terriblement  conséquents 
avec  eux-mêmes,  et  d'ailleurs  fort  bien  liés  entr'- 
euXg 

Chacun  de  nous  laisse  en  soi-même  a  l'état 
vierge  et  spontané  ce  qui  ne  l'intéresse  pas.  Il  se 
fait  ainsi  une  étonnante  inégalité  de  nos  vertus. 
L'une  est  un  enfant  de  trois  ans  ;  l'autre,  une  per- 

iï85 


TEL    QUEL 

sonne  accomplie.  Tel  raisonne  à  merveille  sur  les 
choses,  qui  n'a  plus  de  rigueur  ni  de  subtilité 
quand  il  pense  aux  vivants.  Tel  se  joue  des  mots, 
qui  s'embarrasse  dans  les  nombres  qui  ne  sont  que 
des  mots  plus  simples  et  plus  aisés  à  ordonner  et  à 
combiner.  L'identité  profonde  des  actes  est  offus- 
quée par  la  diversité  des  apparences,  et  ce  sont  les 
apparences  qui  excitent  l'intérêt  et  le  désir. 


Nous  faisons  quelquefois  des  choses  qui  «  ne 
nous  ressemblent  pas  du  tout  ». 

Ce  sont  des  choses  bonnes  à  faire  de  propos  déli- 
béré, pour  rompre  un  peu  l'allure,  alarmer  nos 
esprits,  nous  rendre  moins  clairs  et  moins  aisés  à 
prévoir  pour  nous-mêmes  et  pour  les  autres. 


Chez  l'homme  de  l'esprit  peut  se  produire  une 
sorte  de  démoralisation  à  l'égard  des  choses  de 
l'esprit,  une  absence  de  piété,  une  brusquerie  et 
une  légèreté  à  leur  égard. 

Le  plaisir  qu'il  y  a  à  comprendre  certains  rai- 
i86 


'AUTRES    RHUMBS 

sonnements  délicats  dispose  l'esprit  en  faveur  de 
leurs  conclusions. 

Les  idées  justes  sont  toujours  inattendues.  Toute 
idée  inattendue  a  quelques  instants  de  juste. 


A  celui  qui  n*observe  pas  le  relatif,  il  arrive  ce 
qui  arrive  à  un  homme  qui  comptant  ses  convives 
oublie  de  se  compter  soi-même,  et  ne  se  prend  pas 
pour  un  homme,  car  homme  est  chose  qu'il  t/oit, 
et  il  ne  se  voit  pas. 

Le  droit  est  l'intermède  des  forces. 


Au  commencement  était  la  Blague.  Et  en  efTct, 
toutes  les  histoires  s'approfondissent  en  fables. 

Tout  commence  invariablement  par  des  contes. 
La  Genèse,  l'exposition  du  Système  du  Monde  : 
naissances  dans  un  chou. 


ï 


m 


TEL    QUEL 

De  la  Blague. 

Ceux  qui  redoutent  la  Blague  n'ont  pas  grande 
confiance  dans  Jeur  force.  Ce  sont  des  Hercules  qui 
craignent  les  chatouilles. 

Ceux  qui  parlent  «  d'ironie  dissolvante  »  doi- 
vent se  sentir  singulièrement  solubles.  Roches  de 
sucre. 

La  chose  qui  ne  résiste  pas  à  un  rapprochement 
juste  et  inattendu,  à  une  présence  actuelle,  à  un 
éclairage  net,  à  une  expression  d'elle-même  inso- 
lite et  familière,  n'a  pas  bonne  conscience.  Les 
spirites  ne  travaillent  pas  au  soleil. 

La  liberté  de  l'esprit  et  de  la  langue  jouant  le 
rôle  de  justicier,  de  conscience. 

Nous  serions  peu  de  chose,  et  nos  esprits  bien 
inoccupés,  si  tous  ces  mythes,  ces  fables,  ces  reli- 
gions, ces  allégories,  ces  calembours  sanctifiés,  ces 
hypothèses,  ces  figures  de  langage  et  ces  pseudo- 
problèmes de  métaphysique  n'existaient  point. 

C'est  le  faux  qui  colore  et  fait  vivre  le  vrai. 

Ce  sont  les  enfants,  les  peuples- enfants  qui  con- 

i88 


'AUTRES    RHUMBS 

tent  aux  hommes  et  aux  peuples  vieillis  les  choses 
qui  enchantent  et  qui  animent. 

La  pensée  est  brutale  —  pas  de  ménagements... 
Quoi  de  plus  brutal  qu'une  pensée  } 


L'homme  lance  dans  l'avenir  une  flèche  qui 
entraîne  un  filin.  Elle  se  fiche  dans  une  image,  et 
lui  se  haie  vers  cet  objet. 

Depuis  X...  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes,  et 
qui  pensent,  ...  ils  sont  toujours  tout  étonnés  de 
penser  —  tout  étonnés,  tout  embarrassés  —  bien 
fâchés,  en  somme,  —  de  penser. 

Équilibre. 

Cependant  que  l'acrobate  est  en  proie  à  l'équi- 
libre le  plus  instable,  nous  faisons  un  vœu. 

Et  ce  vœu  est  étrangement  double,  et  nul. 

Nous  souhaitons  qu'il  tombe,  et  nous  souhai- 
tons qu'il  tienne. 

Et  ce  vœu  est  nécessaire  ;  nous  ne  pouvons  pas 

189 


TEL    QUEL 

ne  pas  le  former,  en  toute  contradiction  et  sincé- 
rité. 

C'est  qu'il  peint  naïvement  notre  âme  dans 
l'instant  même. 

Elle  sent  que  l'homme  tombera,  doit  tomber, 
va  tomber  ;  et  en  soi,  elle  consomme  sa  chute,  et 
se  défend  de  son  émotion  en  désirant  ce  qu'elle 
prévoit. 

Il  est  déjà  tombé  pour  elle.  Elle  ne  croit  pas  ses 
yeux,  son  regard  ne  le  suivrait  pas  sur  la  corde,  ne 
le  pousserait  plus  en  bas,  à  chaque  instant,  /// 
n'était  pas  déjà  tombé... 

Mais  elle  voit  qu'il  tient  encore,  et  elle  doit 
consentir  qu'il  y  a  donc  des  raisons  qui  font  qu'il 
tienne,  et  invoque  ces  raisons,  les  suppliant  de 
durer. 

Parfois  l'existence  de  toutes  choses  et  de  nous- 
mêmes  nous  apparaît  sous  cette  espèce. 

L'imbécile  est  celui  qui  ne  sait  se  servir,  qui  n'a 
pas  l'idée  de  se  servir,  de  ce  qu'il  possède.  Tout  le 
monde  en  est  là. 

Regarde  dans  l'œil  de  l'homme  passer  quelque- 
fois l'intelligence,  avec  son  cortège  d'absurdités  et 

^90 


'AUTRES    RHUMBS 

de  bêtes  familières.  Rarement  elle  est  seule.  Jamais 
longtemps.  Vois  comme  elle  est  belle  et  pure 
quand  elle  marche  vers  la  source.  Le  singe  et  k 
pourceau  l'attendent  sur  la  route  du  retour. 


Toute  parole  a  plusieurs  sens  dont  le  plus  re- 
marquable est  assurément  la  cause  même  qui  a 
fait  dire  cette  parole. 

Ainsi  :  Quia  nominor  Léo  ne  signifie  point  : 
Car  Lion  je  me  nomme,  mais  bien  :  Je  suis  un 
exemple  de  grammaire. 

Dire  :  Le  silence  éternel,  etc.,  c'est  énoncer  clai- 
rement :  ]e  veux  vous  épouvanter  de  ma  profon- 
deur et  vous  émerveiller  de  mon  style. 


Contre-épreuve,  négatif,  d'une  phrase  illustre  : 
Le  vacarme  intermittent  des  petits  coins  où  nous 
vivons  nous  rassure. 

tV 

L'Ange  ne  diffère  du  Démon  que  par  une  cer- 
taine réflexion  qui  ne  s'est  point  encore  présentée 
à  lui. 


191 


TEL    QUEL 

Chutes. 

fl)  Il  y  a  eu  deux  grandes  et  mystérieuses  chutes. 
Chute  des  Anges,  chute  de  l'homme  ;  catastrophes 
homothétiques,  dirait  un  géomètre. 

Tout  ce  qu'lL  fit  devait  donc  tomber  ; 

b)  Toute  religion  fondée  sur  l'idée  d'une  chute 
initiale  se  trouve  en  proie  aux  douleurs  de  la  dis- 
continuité. 

c)  Mais  une  Création  est  une  première  rupture. 
A  l'origine  du  monde,  deux  actes,  l'un  du  créa- 
teur, l'autre  de  la  créature.  L'un  fonde  la  foi,  et 
l'autre....  la  liberté. 


Péroraison  d'un  sermon  ad  Philosophas. 

Poursuivons  sans  relâche,  mes  Frères,  poursui- 
vons sans  répit,  sans  espoir  et  sans  désespoir,  pour- 
suivons ce  grand  essai  éternel  et  absurde  de  voir 
ce  qui  voit  et  d'exprimer  ce  qui  exprime. 


L'existence  matérielle  de  l'homme  de  l'esprit, 
quand  elle  ne  lui  est  pas  assurée  par  des  biens  indé- 
pendants, elle  n'est  que  subterfuges  sociaux,  stra- 

192 


AUTRES    RHUMBS 

tagèmes,  situations  peu  nettes,  réticences  avec  le 
métier  nécessaire,  professions  à  demi  exercées, 
malaiséfnent  supportées. 


^ 


*La  véritable  tradition  dans  les  grandes  choses 
n'est  point  de  refaire  ce  que  les  autres  ont  fait, 
mais  de  retrouver  l'esprit  qui  a  fait  ces  grandes 
choses  et  qui  en  ferait  de  tout  autres  en  d'autres 
temps. 

Ce  qui  n'est  pas  fixé  n'est  rien.  Ce  qui  est  fixé 
est  mort. 

-^ 

Ce  jour-là,  il  y  eut  tant  de  colères  et  d'éclats 
dans  la  maison  que  l'on  se  tourna  vers  le  temps  et 
la  première  chaleur  de  l'année  pour  expliquer  ce 
trop,  les  hommes  tout  seuls  n'allant  pas  à  un  cer- 
tain point. 

Supposé  que  les  révolutions  et  les  grandes 
guerres  soient  liées  aux  choses  électriques  des 
cieux,  que  ceci  fût  établi,  que  l'on  ne  trouve  point 
de  remède... 

m 

13 


TEL    QUEL 


LA   VIEILLE  FEMME 


I 


Très  âgée,  je  vis  dans  le  monde  intermédiaire, 
déjà  presque  en  équilibre  avec  chaque  moment  du 
temps  ou  circonstance,  comme  l'est  un  corps  sans 
vie. 

Je  vous  touche  et  je  suis  bien  loin  de  vous.  Ce 
même  instant  a  des  significations  bien  différentes 
pour  vous  et  pour  moi.  Ma  mémoire  est  une  mai- 
son tout  achevée.  Cette  maison  magique  peut  s'en- 
voler d'un  coup  ;  il  en  es't  ainsi  dès  qu'on  ne  peut 
plus  rien  y  ajouter.  Tous  les  projets  possibles  sont 
accomplis  ou  abandonnés.  Je  n'ai  plus  qu'un  seul 
acte  nouveau  à  faire.  Tout  est  fait,  et  refait,  moins 
le  mourir. 

Je  me  fais  difficile  à  l'égard  de  la  lumière,  àti 
bruits,  des  goûts,  de  la  nourriture.  Tout  ce  qui 
advient  maintenant  m'était  déjà  connu  ou  m'est 
inconnaissable. 


AUTRES    RHUMBS 


II 


Sur  la  figure  aux  yeux  troubles  de  la  vieille,  la 
musique  carrée,  la  mesure,  esquisse  un  intérêt 
enfantin,  un  réveil  niais,  un  sourire  de  bébé 
comme  si  ce  mouvement,  cette  danse  partielle, 
virtuelle,  raccrochait  dans  l'écheveau  emmêlé, 
dans  le  dédale  de  80  ans,  à  travers  les  choses  usées, 
quelques  brins  non  suivis,  —  oubliés  dès  l'enfance, 
de  quoi  s'intéresser,  apprendre,  commencer,  suivre 
encore  la  marche  du  monde. 

Le  nouveau  comporte  un  certain  rajeunisse- 
ment, 

'Au  Musée. 

Je  vois  la  Vénus  accroupie  tout  à  coup  se  lever 
lentement...  (Mais  n'est-ce  pas  précisément  ce  mi- 
racle que  le  statuaire  a  dû  suggérer  ?...)  Voir  la 
forte  déesse  dans  ce  mouvement  de  cuisse  en  rota- 
tion sur  la  rotule,  de  jambe  en  rotation  sur  le  pied, 
l'exhaussement  de  la  masse  du  corps  par  l'ouver- 
ture de  l'angle  interne  du  genou,  et  de  l'angle  du 
ventre  avec  les  cuisses. 


«95 


\ 


TEL    QUEL 


iSr 


Deux  personnes  se  rencontrent.  Sourires  comme 
excités  l'un  par  l'autre  et  gardés  quelque  temps. 
Ces  sourires  ensuite  se  reposent  pour  laisser  passer 
une  ou  deux  phrases  plus  sérieuses.  Ils  reprennent, 
se  quittent  ;  et  séparés  l'un  de  l'autre,  se  dénatu- 
rent, se  dissolvent.  Les  visages  divisés  se  remettent 
au  zéro. 

Il  y  a  une  sorte  d'amour  distincte  à  la  fois  de 
la  passion  et  du  divertissement  ;  qui  les  compose  ; 
et  qui,  de  l'énergie  de  l'une  et  de  la  liberté  de 
l'autre,  peut,  à  force  d'esprit,  de  tendresse  et  de 
tact,  faire  une  manière  d'œuvre,  et  même  de  chef- 
d'œuvre...  entre  deux  miroirs. 

Le  Prudent. 

...  Allonger  une  patte,  une  branche,  un  tenta- 
cule, pédoncule,  hasarder  un  œil,  puis  tout  le 
regard.  Oser  un  mot,  une  allusion,  puis  le  tout. 

Se  mouvoir  de  sorte  que  le  mouvement  soit 
longtemps  niable. 


196 


AUTRES    RHUMBS 


^ 


...  Celui-ci  me  parlait,  me  parlait... 

Et  moi,  je  ne  voyais,  comme  sens  et  fruit  de 
tous  CCS  discours,  qu'une  forme  d'homme  vague- 
ment tambourinant  sur  des  vitres,  tandis  que  la 
pluie  les  bat  de  l'autre  côté. 

Ce  langage  avait  pour  sens,  son  absence  de  sens  ; 
et  de  plus  ma  réaction-ennui.  Et  la  résultante  était 
image  d'ennui. 

Le  regard  étrange  sur  les  choses,  ce  regard  d'un 
homme  qui  ne  reconnaît  pas,  qui  est  hors  de  ce 
monde,  œil  qui  se  sent  frontière  entre  l'être  et  le 
non  être,  appartient  au  penseur.  Et  c'est  aussi  un 
regard  d'agonisant,  d'homme  qui  perd  la  recon- 
naissance. En  quoi  le  penseur  est  un  agonisant, 
ou  un  Lazare  facultatif.  Pas  si  facultatif. 


^ 


Et  puis...  dit  la  fée  en  s'en  allant.  Je  suis  bien 
tranquille  :  l'homme  ne  peut  rien  souhaiter  que 
de  bête. 


ÎÔ7 


ANALECTA 


AVANT-PROPOS 

DE    LA 

PREMIÈRE   ÉDITION 
(1926) 

VAUTEUR  A   SES  AMIS 


Ici,  puisque  le  désir  de  quelques  amateurs  de 
tentatives  m'y  convie,  je  donnerai  dans  leur  dé- 
sordre, dans  leur  sécheresse,  dans  leur  état  nais- 
sant ou  provisoire  d'incidents  de  l'esprit,  des 
remarques  et  pensées  extraites  de  mes  cahiers  et 
registres  familiers. 

Je  tiens  depuis  trente  ans  journal  de  mes  essais. 

A  peine  je  sors  de  mon  lit,  avant  le  jour,  au 
petit  jour,  entre  la  lampe  et  le  soleil,  heure  pure  et 
profonde,  j'ai  coutume  d'écrire  ce  qui  s'invente  de 
soi-même.  L'idée  d'un  autre,  lecteur,  est  toute 
absente  de  ces  moments  ;  et  cette  pièce  essentielle 
d'un  mécanisme  littéraire  raisonné  manque.  Le 

^—  201 


TEL    QUEL 

mot  saisi  s'inscrit  sans  débats.  Je  songe  bien  vague- 
ment que  je  destine  mon  instant  perçu  à  je  ne  sais 
quelle  composition  future  de  mes  vues  ;  et  qu'après 
un  temps  incertain,  une  sorte  de  Jugement  Der- 
nier appellera  devant  leur  auteur  l'ensemble  de  ces 
petites  créatures  mentales,  pour  remettre  les  unes 
au  néant,  et  construire  au  moyen  des  autres  V édi- 
fice de  ce  que  j'ai  voulu...  En  somme,  je  n'ai  écrit 
tout  ceci  que  pour  le  difiéi:cr,pour  que  je  n'y  pense 
plus  jusqu'à...  la  fois  prochaine.  Rien  ne  donne 
plus  de  hardiesse  à  la  plume  que  de  rejeter  à  l'in- 
fini l'époque  de  l'écriture  définitive. 

Ce  ne  sont  donc  ici  que  notes  pour  moi  : 
impromptus,  surprises  de  l'attention,  germes  ;  et 
point  de  ces  productions  élaborées,  reprises,  conso- 
lidées, mises  dans  une  forme  calculée,  qui  peuvent 
se  présenter  à  tout  le  public  avec  l'assurance  et  la 
grâce  des  œuvres  faites  expressément  pour  lui. 

Je  n'aurais  jamais  imaginé  que  je  dusse  un  jour 
imprimer  tels  quels  ces  fragments.  Monsieur  le 
docteur  Ludo  van  Bogaert  et  Monsieur  Alexandre 
Stols  l'ont  imaginé  pour  moi.  Ils  m'ont  tenté  par 
la  considération  de  l'intimité  de  cette  petite  entre- 
prise, et  par  la  perfection  des  spécimens  typogra- 
phiques qu'ils  m'ont  soumis. 

Je  ne  réponds  pas  que  ces  petits  textes  soient 
toujours  faciles  à  entendre,  et  je  dois  avertir  mes 
lecteurs   imprévus   qu'ils   n'y   trouveront   guère 

202 


'ANALECTA 

qu'une  matière  abstraite  traitée  aussi  directement 
et  simplement  que  peut  l'être  une  indication  pour 
soi-même.  Qu'il  leur  souvienne  en  parcourant  ces 
feuillets  qu'il  y  a  une  différence  incalculable,  un 
intervalle  indéterminé,  entre  l'embryon  d'une  idée 
et  l'entité  intellectuelle  quelle  peut  enfin  devenir. 

Cette  différence  peut  aller  jusqu'au  maximum 
de  contraste,  qui  est  la  contradiction. 

Si  j'écris  promptement,  un  matin,  que  A  est  B, 
je  sais  bien  que  le  jugement  A  est  non  B,  qui 
annule  le  précédent,  pourrait  s'en  suivre  d'une  ré- 
flexion prolongée,  d'une  contemplation  plus  pré- 
cise, ou  d'un  grossissement  par  la  durée  un  peu 
plus  fort.  La  note  que  j'aurai  prise  ne  signifiera 
donc  à  mes  yeux  que  ceci  :  il  y  a  un  rapproche- 
ment {A,  B). 

Ce  n'est  qu'un  acte  fécondant. 

ANTINOUS,  ou  un  monstre,  ou  l'être  le  plus 
vulgaire  en  peuvent  sortir... 


2P3 


De  même  que  la  mécanique  apprend  à  compo- 
ser forces  et  vitesses,  moments  et  aires  —  comme 
fait  la  géométrie  des  longueurs,  —  et  à  calculei 
avec  des  grandeurs  composées  comme  on  calcule 
avec  des  éléments  simples,  ainsi  faudrait-il  arriver 
à  une  combinatoire  des  actes,  des  états,  des  certi- 
tudes, des  complexes  psycho-physiologiques.  Une 
attitude  prise  au  hasard  est  un  complexe,  et  ce 
complexe,  nous  le  savons,  est  capable  de  rappel 
simplifié  dans  la  mémoire,  de  représentation  par 
un  rien,  de  composition  avec  un  fait  nouveau,  etc.. 
Certainement,  dans  l'idée  que  j'ai  de  ces  attitudes 
et  états  du  vivant,  est  inclus  le  symbole,  le  vecteur 
à  trouver,  qui  permettrait  de  réfléchir  plus  long- 
temps et  plus  nettement  sur  ces  sujets. 

Ainsi,  j'ai  bien  du  sommeil  et  du  rêve  une  sorte 
de  schéma,  et  ce  schéma  encore  grossier,  peu  uti- 
lisable, pas  utilisable  régulièrement,  est  comme  à 

205 


TEL    QUEL 

la  frontière  d'une  sorte  de  mimique  du  dormeur 
et  du  rêveur,  et  d'une  image. 

Précisons  un  peu.  Je  prends  l'attitude,  je  me 
place  dans  la  figure  d'un  dormeur.  Je  fais  coïnci- 
der mon  corps  avec  cette  figure  et  je  réalise  un  sys- 
tème de  contacts  sensibles,  —  je  m'assure  par  di- 
vers mouvements  partiels  que  cette  position  réalise 
une  condition.  Par  exemple  :  un  certain  minimum 
général  de  tension  musculaire*.  Mais  je  réalise 
ceci  par  des  forces  !...  Cette  fixation  forme  une  dis- 
tribution d'efforts  isolés,  une  figure  de  points  per- 
çus, séparés  par  des  étendues  vagues  ou  nulles.  Je 
tends  alors  à  ne  permettre  à  une  pensée  que  les 
modifications  qui  n'altéreront  pas  ce  système.  Je 
distingue  ainsi  quelque  chose  des  relations  éton- 
nantes qui  existent  entre  cette  mimique  générale, 
et  V image  plus  ou  moins  intense  et  projetée. 


If 


Et  cette  image  est  comme  mue,  provoquée  en 
sens  contraire  du  sens  normal.  Au  lieu  d'être  cause, 

I.  C'est  conslruire  une  faiblesse  par. des  forcée.  Je  dis  ce  que 
je  senti 

aa6 


'AN  ALECTA 

elle  complète,  explique  comme  dans  le  rêve.  Avec 
cette  différence  que  dans  le  rêve,  on  prend  le  rêve, 
effet,  pour  cause,  et  que  dans  la  musique  on  ne 
peut  le  faire  ;  sans  quoi  la  musique  nous  gouver- 
nerait entièrement...  L'obstacle  qui  empêche  la 
musique  de  nous  donner  un  rêve  complet  est  la 
veille  même,  —  c'est-à-dire  la  conservation  du 
présent  bien  différent  et  bien  séparé,  —  la  coexis- 
tence de  mondes  indépendants,  d'un  envers  et 
d'un  endroit,  avec  des  points  de  soudure  finis, 
connus. 

La  Musique  fait  voir  clairement  comme  une 
action  extérieure  de  nature  simple  suffît  à  produire 
une  sorte  de  vie  complexe  dans  le  sujet.  Et  cette 
vie  artificielle  plus  riche  que  la  vie  normalement 
causée,  —  comme  le  chimiste  connaît  plus  de 
corps  que  la  nature  ne  lui  en  a  donnes  ^. 

Donc  il  y  a  plus  de  possibilités  dans  notre  être 
nerveux  que  les  circonstances  normales  moyennes 
n'en  tirent  et  n'en  utilisent. 

Nous  ne  sommes  pas  faits  exactement  *. 

L'artificiel  en  tous  genres  est  possible  quand  au 
lieu  de  procéder  par  objets ,  l'esprit  procède  par 
fonctiojis. 


I.  Par  le  détour  des  excitations  musicalas,  j«  «uis,  «n  quelque 

manière,  combiné  à  moi-même. 

a.  D'où  l'on  tirerait  des  problèmes  sur  cette  moyenne  des 
circonstances  dans  lesquelles  la  vie  est  possible,  ©t  le  système 
n«rv«ux« 

207 


TEL    QUEL 

...  C'est  là  peut-être  la  clef  des  similitudes  et 
analogies.  Si  A  ressemble  à  B,  c'est  être  autre  que 
soi  de  deux  façons  et  passer  de  l'une  à  l'autre  par  : 
être  soi.  Etre  autre  que  moi,  (connaître,  sentir), 
c'est  aussi  un  fonctionnement  de  moi. 


MUSIQUE 


La  Musique  montre  qu'en  attaquant  un  sens, 
en  produisant  les  sensations  d'un  seul  genre,  qui 
n'est  pas  nettement  spatial,  —  en  les  produisant 
dans  un  certain  ordre,  on  me  fait  produire  des 
mouvements,  on  me  fait  développer  l'espace  à  trois 
ou  quatre  dimensions,  on  me  communique  des 
impressions  quasi-abstraites  d'équilibres,  de  dépla- 
cements d'équilibres  ;  on  me  donne  l'intuition  du 
continu,  des  extrêmes,  des  moyennes,  des  émo- 
tions, même  de  la  matière,  —  du  désordre  interne, 
du  hasard  intime  chimique. 

On  me  fait  danser,  souffler  ;  on  me  fait  pleurer, 
penser  ;  on  me  fait  dormir  ;  on  me  fait  foudroyant, 


ANALECTA 

foudroyé  ;  on  me  fait  lumière,  ténèbres  ;  diminuer 
jusqu'au  fil  et  au  silence. 

On  me  fait  quasi  tout  cela  ;  et  je  ne  sais  si  je  suis 
le  sujet  ou  l'objet,  si  je  danse  ou  si  j'assiste  à  la 
danse,  si  je  possède  ou  si  je  suis  possédé.  Je  suis  à 
la  fois  au  plus  haut  de  la  vague  et  au  pied  d'elle 
qui  la  regarde  haute. 

C'est  cette  indétermination  qui  est  la  clef  de  ce 
prestige.  Il  y  a  donc  une  partie  séparable  dans  mes 
actes  et  mes  émois.  La  musique  opère  cette  ana- 
lyse. Il  y  a,  par  elle,  quelqu'un  en  moi  qui  agit^ou 
subit  et  quelqu'un  qui  n'agit  pas.  D'abord  toutes 
les  fonctions  du  temps. 

Elle  est  le  type  de  la  commande  par  l'extérieur. 

Court-circuit. 

Elle  joue  avec  ce  qui,  (pour  une  grande  part), 
définit  en  moi  ce  qui  ne  peut  être  l'objet  d'un 
jeu. 

Et  par  elle,  je  vois  que  le  plus  profond  —  ce  qui 
se  prétend  tel,  le  plus  chatouillant,  le  plus  terrible, 
—  la  chose  même...  est  maniable.  Entre  la  chose 
qui  est  ce  qu'elle  est,  et  la  chose  dont  la  fonction 
est  d'être  autre  que  ce  qu'elle  est,  il  y  a  un  inter- 
médiaire \ 

C'est  cet  intermédiaire,  le  moyen  de  la  musique. 


I.  Entre  l'Etre  et  le  Connaître,  travaille  la  puissante  et  vaine 
Musique. 

14 


TEL    QUEL 


IV 


La  musique  est  un  massage. 

Substitution  d'un  excitant  à  Texcitant  normal. 
Comme  on  électrise  tels  muscles  et  telle  combinai- 
son de  muscles  dont  la  contraction  simultanée  ne 
correspond  à  aucune  émotion  connue.  Physiono- 
mies inédites  sur  l'album  de  Duchennc  de  Bou- 
logne. 

L'oreille  est  le  sens  préféré  de  l'attention.  Elle 
garde,  en  quelque  sorte,  la  frontière,  du  côté  où 
la  vue  ne  voit  pas. 


Par  la  musique  nous  subissons,  et  agissons  les 
effets,  et  nous  sommes  contraints  à  fournir  les 
causes. 

Or,  il  y  a  plusieurs  causes,  pour  chaque  effet  — 
dans  ce  domaine  vivant.  D'oui  indétermination  de 
la  musique.  En  général,  quand  nous  imaginons 
d'agir  en  nous-même,  les  effets  de  nos  imagina- 

210 


'AN  ALECTA 

tions  demeurent  virtuels.  Les  images  sont  précises, 
les  émotions  moins  nettes,  les  actes  esquissés  à 
peine.  Si  j'imagine  danser,  c'est  un  schéma  de 
mouvements  à  peine  ressentis  à  côté  de  mon  idée 
visuelle  très  nette  d'un  personnage  dansant.  Si 
j'imagine  frapper,  à  peine  mon  bras  est-il  éveillé  ; 
le  reste  du  corps  ne  participe  pas. 

Mais  la  musique,  au  contraire,  dessine  puissam- 
ment en  moi  l'action  et  la  passion,  = —  tandis 
qu'elle  laisse  vague  l'image. 


V 


Illusion  est  excitation. 

Ce  que  l'on  pense  réellement  quand  on  dit  que 
l'âme  est  immortelle,  peut  toujours  être  représenté 
par  des  propositions  moins  ambitieuses. 

A  ce  sujet,  on  peut  considérer  toute  la  méta- 
physique de  ce  genre  comme  infidéhté,  impuis- 
sance de  langage,  tendance  à  augmenter  gratuite- 
ment la  pensée,  et  en  somme  à  recevoir  de  l'expres- 
sion que  l'on  a  formée  plus  que  l'on  n'a  donné  et 
dépensé  en  la  formant. 

211 


TEL    QUEL 

Ce  qu'il  y  a  d'excitant  dans  les  idées  n'est  pas 
idées  ;  c'est  ce  qui  n'est  point  pense,  ce  qui  est 
naissant  et  non  né,  qui  excite.  Il  faut  donc  des 
mots  avec  lesquels  on  n'en  puisse  jamais  finir  —  et 
qui  ne  soient  jamais  identiquement  annulés  par 
une  représentation  quelconque  :  des  mots  Mu- 
sique.., 

it 

La  musique  est  devenue  par  Richard  Wagner 
l'appareil  de  jouissance  métaphysique,  l'agitateur 
et  l'illusionniste,  le  grand  moyen  de  déchaîner  des 
tempêtes  nulles  et  d'ouvrir  les  abîmes  vides.  Le 
monde  substitué,  remplacé,  multiplié,  accéléré, 
creusé,  illuminé  —  par  un  système  de  chatouilles 
sur  un  système  nerveux  —  comme  un  courant 
électrique  donne  un  goût  à  la  bouche,  une  fausse 
chaleur,  etc. 

Mais  la  «  réalité  »  est-elle  autre  chose  ?, 


VI 


Artifice,  simulation,  sont  multiplicité. 
L'artifice  est  naturel  chez  tous  les  hommes  en 
qui  la  conscience  est  très  développée. 

212 


AN  ALECT  A 

S'ils  écrivent,  leur  pensée  éveille  d'elle-même 
plusieurs  types  d'expression.  La  conscience  agran- 
die n'est  en  somme  que  multiplicité  offerte  au  lieu 
de  simplicité. 

L'artifice  s'achève  par  la  recherche  paradoxale 
de  l'expression  la  plus  naturelle^  la  plus  spontanée 
comme  résultat  du  choix  et  de  l'élaboration  en 
quantité. 

Ces  conscients  sont  donc  curieux  des  paroles 
d'enfants,  etc.. 

Toutefois,  (c'est  un  degré  plus  élevé  encore),  ils 
renoncent  à  ces  recherches. 

Quand  la  même  impression  éveille  en  nous  un 
géomètre,  un  enfant,  un  poète,  un  peintre,  un 
philologue  —  une  douzaine  de  langages  et  de 
types  d'accommodations,  et  de  séries  d'actes  dis- 
tincts —  il  est  bien  compréhensible  que  l'on  soit 
embarrassé. 


VII 


La  Honte  est  un  grand  sujet. 

Le  fait  primitif  a  dû  être  le  blâme  général  contre 

21^ 


TEL    QUEL 

un  personnage  qui,  peu  impressionné  au  début,  a 
fini  par  craindre  ce  blâme,  l'élever  en  lui-même 
au  rang  de  fonction  ;  croire  physiquement,  que 
l'ensemble  des  autres  le  voyait  tel  qu'il  était  ;  — 
et  puis  que  ce  qu'il  était,  tel  quel,  sans  voile,  sans 
mystère,  était  par  soi  seul  une  chose  mauvaise,  à 
la  fois  une  faiblesse  et  un  crime  *.  Il  est  dangereux, 
a  priori,  de  paraître  ce  que  l'on  est. 

Le  système  nerveux  est  Autruche.  Il  rougit,  il 
se  cache  sous  le  sang,  qui  le  fait  voir  ^.  C'est  une 
sorte  de  bêtise,  de  naïveté  physiologique.  A  moins 
que  cet  efîet  ne  soit  sans  finalité,  mais  un  phéno- 
mène d'équilibre,  de  transport  compensant  un  fait 
interne. 

Ce  doute  sur  toutes  les  apparences  émotives  est 
général. 

On  peut  les  interpréter  comme  ayant,  (ou  ayant 
eu),  une  valeur  de  réponse  qualitative  à  une  de- 
mande ;  —  ou  bien  comme  n'ayant  qu'une  nature 
mécanique  ;  et,  ultérieurement,  une  valeur  de 
signe. 

Au  lieu  de  rougir,  on  pourrait  pâlir,  ou  suer,  ou 
avoir  envie  d'uriner...  ou  même...  mourir,  l'arrêt 
du  cœur  est  une  réponse  comme  les  autres. 


I.  Parfois  la  simple  surprise  fait  rougir.  Le  premier  mouve- 
ment est  pour  se  voiler. 
a.  Le  gribouille  nerveux. 

214 


AN  ALECT  A 
Si  je  rougis  d'avoir  peur,  j'ai  peur  de  rougir. 


VIII 

DIFFICULTÉ  DE  DÉFINIR 
LA   SIMULATION 


Ce  qu'est  la  simulation  ?  Ce  n'est  pas  de  prendre 
une  figure  ou  de  faire  un  acte,  qui  n'est  pas  de 
notre  nature  —  mais  d'une  autre  nature. 

Cela  n'a  point  de  sens.  —  Qu'est-ce  que  notre 
nature  ?  —  et  d'ailleurs  comment  s'en  départir  ? 
Si  ma  nature  est  de  simuler  ? 

C'est  l'idée  de  V inachevé  àz  cette  nature  seconde 
qui  est  l'idée  essentielle  de  simulacre. 

On  ne  peut  pas  achever  de  ressembler.  A  prend 
de  lui-même  ce  qu'il  peut  prendre  de  la  figure 
deB. 

Il  y  a  donc  quelque  part,  ou  en  quelque  mo- 
ment, un  désaccord,  —  une  coupure  dans  celui 
qui  imite. 

il5 


TEL     QUEL 

Et  nous  apprendrons  à  distinguer  la  soif,  — 
manque  de  liquide  ;  et  la  soif,  manque  d'une  sen- 
sation de  fraîcheur.  (Ce  qui  apaise  la  première 
n'apaise  pas  nécessairement  la  seconde  ;  et  réci- 
proquement.) 

On  pourrait  généraliser  :  définir  deux  mondes 
qui  se  compénètrent,  se  substituent  imperceptible- 
ment, —  se  commandent  tour  à  tour. 

On  s'éveille,  ou  on  est  réveillé,  d'une  simula- 
tion, —  comme  d'un  rêve. 

La  personnalité  pèse  peu  devant  ces  pro- 
priétés \ 

Le  passé,  l'avenir,  formes  de  simulation.  La  si- 
mulation volontaire,  intentionnelle,  est  peu  de 
chose  auprès  de  la  simulation  ou  identification 
inconsciente. 

Même  notre  personne,  en  tant  que  nous  en 
tenons  compte,  est  une  simulation.  —  On  finit  par 
être  plus  soi  qu'on  ne  l'a  jamais  été.  On  se  voit 
d'un  trait,  dans  un  raccourci,  et  l'on  prend  pour 
soi-même  l'efîet  des  actions  extérieures  qui  ont 
tiré  de  nous  tous  ces  traits,  qui  nous  font  un 
portrait. 


I.  Cet  inachevé  joue  enliferemenl  le  rôle  de  l'achevé  pendant 
un  («inps  bref. 

2l6 


ANALECTA 


IX 


La  simulation  tend  à  une  limite  qui  est  la  con- 
tradiction. 

Or  toute  pensée  étant  de  la  nature  d'une  simu- 
lation, il  en  résulte  que  toute  pensée  pressée  et 
poussée  à  l'extrême,  dans  le  sens  de  sa  précision, 
tend  à  une  contradiction. 


La  simulation  résulte  d'une  propriété  fonda- 
mentale, à  savoir  que  :  une  excitation  quelconque 
sur  un  système  partiel  sensitif  donné,  provoque 
une  réponse  toujours  identique,  —  la  seule  que 
puisse  fournir  un  système  partiel.  Toute  excitation 
de  la  rétine  donne  lumière  et  couleur.  Qu'il 
s'agisse  de  radiations,  de  contact  matériel,  d'intoxi- 
cation ou  congestion  locale,  la  rétine  y  répond  par 
des  phénomènes  lumineux.  Il  s'ensuit  que  l'on 
peut  arbitrairement  faire  correspondre  à  ces  phé- 
nomènes l'une  des  causes  énumérées.  Pour  lever 
cette  indétermination,  il  faut  qu'aux  phénomènes 
lumineux  se  joignent  d'autres  données. 

217 


TEL    QUEL 

De  même,  si  nous  pouvons  simuler  la  colère, 
la  souffrance,  l'indifférence,  etc.  —  c'est  que  le 
mécanisme  des  actes  et  de  la  mimique  qui  signi- 
fient extérieurement  colère,  souffrance,  etc.,  peut 
être  mû  identiquement  par  des  excitations  bien 
diverses,  —  motifs  de  colère,  causes  de  souffrance, 
volonté  de  simulation,  courant  électrique,  imita- 
tion inconsciente  d'un  autre  sujet,  etc.  ^. 


X 


Mimétisme. 

L'émotion  communiquée  par  le  geste  et  l'atti- 
tude, il  est  bien  plus  difficile  d'y  résister  qu'à  celle 
qui  parle. 

L'homme  est  le  jouet  absolu  de  tout  homme  qui 
se  modifie  devant  lui.  Il  est  esclave  du  sang  et  de 
la  couleur  du  sang  ;  du  gémissement  et  du 
trouble  ;  de  la  danse  présente  et  du  vomissement. 


r.  La  pluraliW  des  causes  possibles  est  cause  de  In  possibilité 
ties  simulations.  Les  mûmes  efjeti  ne  sont  pas  produits  par  les 
mêmes  causes. 

2l8 


AN  ALECT'A 

Plus  lié  peut-être  par  les  sensations  qui  signi- 
fient, que  par  celles  qui  ne  sont  qu'elles-mêmes 
seules. 


u 


Critique  du  don  des  larmes. 

Pour  me  tirer  des  pleurs,  il  faut  que  vous  pleu- 
riez. 

C'est  plus  bête  que  faux. 

Je  ne  vois  pass  l'intérêt  qu'il  y  a  à  pleurer. 

Sinon  le  plaisir  même  de  pleurer. 

Ce  plaisir  de  faire  fonctionner  artificiellement 
telles  glandes  et  amener  tous  les  mouvements 
annexes  et  connexes  qui  les  décrochent,  qui  justi- 
fient, achèvent  le  fonctionnement. 

La  vieille  «  beauté  pure  »  tenait  à  Honneur 
d'éviter  les  chemins  des  glandes..  Elle  laissait  glan- 
der les  porcs.  Produire  une  espèce  d'émotion  qui 
ne  trouve  pas  sa  glande  ni  haute  ni  basse,  une 
émotion  sans  jus,  sèche,  c'était  son  affaire. 

Si  elle  tirait  des  pleurs,  c'était  par  ses  propres 
moyens  ;  par  des  moyens  qui  n'existent  pas  dans 
l'expérience  forcée  de  la  vie  :  et  que  la  vie  n'a  pas 

219 


TEL    QUEL 

prévus  par  des  organes  particuliers.  Personne  en 
général  n'était  forcé  de  pleurer.  Là  où  tout  le 
monde  doit  pleurer,  elle  s'abstenait.  Elle  n'acca- 
blait que  quelques-uns.  Et  tous  les  autres  deuaietit 
se  demander,  sans  pouvoir  comprendre,  pourquoi 
ceux-là  pleuraient.  Idée  pourtant  de  la  Commu- 
nion. 

Avoir  des  machines  pour  la  joie,  pour  la  tris- 
tesse, des  organes  de  l'impuissance  à  soutenir  une 
pensée,  que  c'est  étrange  !  Appareils  compensa- 
teurs, évacuateurs  d'une  énergie  laquelle  corres- 
pond elle-même  à  des  images  indigestes,  —  insou- 
tenables, inachevables. 

Et  l'efïet  variant  avec  les  hommes  :  il  y  en  a  de 
durs  à  la  détente... 


XII 
SIMULATEUR 


Celui-ci  fait  des  grimaces  derrière  mon  dos.  Je 
le  prends.  Alors  il  recommence  à  froid  sa  grimace 
pour  me  faire  croire  que  c'était  un  involontaire 

220 


AN  ALECT  A 

produit  naturel  de  son  système  nerveux  —  un  tic. 
Il  aime  mieux  de  paraître  un  peu  malade  qu'S 
de  passer  pour  un  vilain  petit  garçon  sous  les 
espèces  d'un  monsieur. 


XIII 
ACCIDENT 


Une  tache  d'encre...  De  cet  accident  je  fais  une 
figure  avec  un  dessin  dans  les  environs.  La  tache 
prend  un  rôle  et  une  fonction  dans  ce  contexte.  Et 
ceci  est  analogue  à  la  pensée  de  Pascal  :  «  J'avais 
une  pensée.  Je  l'ai  oubHée  :  j'écris,  au  Heu,  que  je 
l'ai  oubliée.  » 

L'accident  est  rattrapé,  rédimé. 

C'est  ainsi  qu'un  homme  surpris  dans  une  gri- 
mace nerveuse  qu'il  faisait  derrière  mon  dos,  la 
conserve  et  l'utilise  par  dissimulation,  en  faisant 
l'expression  avouable  d'une  douleur. 

Et  c'est  ainsi  qu'un  poète  saisit  une  alliance  de 
mots,  y  persévère,  s'y  obstine  et  lui  donne  quelque 
valeur. 


221 


TEL    QUEL 

Transformation  du  fortuit,  de  l'inavouable,  du 
honteux.  Toute  apparition  de  l'être  interne  au  jour 
est  honteuse,  c'est-à-dire  devant  être  ravalée,  ca- 
chée brusquement,  caméléonisée.  On  ne  peut  plus 
voir  les  yeux  de  celui  qui  nous  a  vus  ou  entendus. 
Caïn  se  cache.  De  même,  le  coup  qu'on  vient  de 
recevoir,  on  veut  en  différer  la  conscience  et  la 
douleurs 


XIVj 


On  pense  naturellement  â  supprimer  l'homme 
qui  gêne  comme  on  pense  à  écarter  une  mouche  ; 
à  se  gratter  immédiatement  au  point  cuisant. 

C'est  un  réflexe  de  l'imagination,  laquelle  est 
faite  pour  ces  solutions. 

L'imagination,  c'est  (pour  la  majeure  partie) 
une  pseudo-réalité  réflexe,  —  une  vue,  un  monde 
qui  est  une  réponse,  —  comme  un  souvenir  de  ce 
qui  devrait  être,  ou  de  ce  qui  ne  devrait  pas  être  *. 

ï.  Noter  ici  qu'il  n'y  a  pas  de  difTérence  fonctionnelle  entre 
Imaplner  et  se  souvenir. 
La  différence  do  ces  deux  modes  se  connaît  après  coup. 
Elle  réeulle  d'un  jugement. 

222 


AN  ALECT  A 

Quelle  est  la  vue,  le  «  monde  »,  qui  répondrait 
à  une  excitation  donnée  ?  —  Tel  est  le  problème. 
—  Il  faut,  pour  le  bien  saisir,  le  faire  précéder  de 
la  notion  que  le  monde  donné,  présent  ou  déjà 
connu  ne  contient  pas  (en  général)  cette  réponse 
exacte. 

Les  choses,  en  tant  que  mues,  réorganisées,  re- 
fondues, refaçonnées  par  les  besoins,  (besoins  in- 
connus, mal  connus,  autres  que  ceux  bien  pourvus 
de  signes  spéciaux,  de  forces  à  eux).  La  combinai- 
son des  représentations  en  quoi  consiste  l'imagina- 
tion n'est  possible  que  par  leur  réductibilité,  leur 
simplification,  leur  réduction  à  l'état  signe,  c'est- 
à-dire  acte. 

L'image  immédiate,  qui  se  présente  comme 
solution,  peut  être  comparée  à  un  plus  court  che- 
min dans  l'espace  ^  nerveux  figuré,  —  dont  la 
trame  est  formée  par  l'ensemble  des  correspon- 
dances entre  besoins,  actes  et  choses.  Il  me  semble 
que  les  lois  les  plus  simples  et  les  plus  importantes 
de  «  l'esprit  »  ont  trait  aux  potentiels  et  aux  géo- 
désiques  de  cet  espace. 


I.  L'espaco  nerveux  et  sos  postulats. 

Je  dis  espace  nerveux  plutôt  qu'espace  mental. 

223 


TEL    QUEL 

XV 

La  conscience  a  horreur  du  vide. 


XVI 


Le  Moi  fuit  toute  chose  créée. 

Il  recule  de  négation  en  négation.  On  pourrait 
nommer  «  Univers  »  tout  ce  en  quoi  le  Moi  refuse 
de  se  reconnaître. 


XVII 


Le  son  est  une  propriété  de  l'état  exceptionnel 
de  corde  tendue. 

Chaque  sensation  est  une  exception  ou  excur- 
sion, un  écart  de  quelque  zéro 

o 

224 


'AN  ALECT  A 

Supposé  qu'il  existe  un.  zéro  absolu  de  la  sen- 
sation, on  demande  si  un  être  qui  atteindrait  (par 
l'effet  de  quelque  circonstance)  ce  point  de  sensa- 
tion nulle,  l'atteindrait  vivant,  c'est-à-dire  s'il 
pourrait  revenir  à  la  vie  ?. 


XVIII 


Le  vague,  l'hiatus,  le  contradictoire,  le  cercle  — 
véritables  constituants  de  tout  et  de  chacun,  sub- 
stance la  plus  fréquente  de  chaque  esprit. 


XIX 


Mon  objet  principal  a  été  de  me  figurer  aussi 
simplement,  aussi  nettement  que  possible,  mon 
propre  fonctionnement  d'ensemble  i:  je  suis 
monde,  corps,  pensées. 

Ce  n'est  pas  un  but  philosophique. 

225 

15 


TEL    QUEL 

La  philosophie,  dont  j'ignore  ce  qu'elle  est,  — 
parle  de  tout  —  par  ouï-dire.  Je  n'y  vois  point  de 
permanence  de  point  de  vue,  ni  de  pureté  de 
moyens. 

Rien  ne  peut  être  plus  faux  que  le  mélange  (par 
exemple)  d'observations  internes  et  de  raisonne- 
ments, si  ce  mélange  est  fait  sans  précautions  et 
sans  qu'on  puisse  toujours  distinguer  le  calculé  de 
l'observé  ;  ce  qui  est  perçu  et  ce  qui  est  déduit,  — 
ce  qui  est  langage  et  ce  qui  fut  immédiat. 


XX 


Mon  goût  du  net,  du  pur,  du  complet,  du  suffi- 
sant, conduit  à  un  système  de  substitutions  —  qui 
reprend  comme  en  sous-œuvre,  le  langage,  —  le 
remplace  par  une  sorte  d'algèbre,  —  et  aux  images 
essaie  de  substituer  des  figures,  —  réduites  à  leurs 
propriétés  utiles.  —  Par  là  se  fait  automatique- 
ment une  unification  du  monde  physique  et  du 
psychique^ 


223 


AN  ALECT  A 

XXI 
DES   DÉFINITIONS 


Le  travail  de  définir  commence  à  la  naissance. 

Si  à  l'âge  de  40  ans  je  veux  faire  une  définition 
—  cette  attention  implique  directement  un  travail 
qui  s'étend  à  toute  mon  histoire  antérieure. 

Essayer  de  définir  le  nombre,  c'est  essayer  de  se 
mettre  au  point  oii  l'on  était  avant  de  savoir  ce 
qu'est  un  nombre,  et  en  même  temps  ne  pas  perdre 
ma  connaissance  actuelle  du  nombre  ;  et  enfin,  pas- 
ser de  ce  premier  état  d'ignorance  à  ce  point 
actuel,  sans  refaire  tous  les  détours,  sans  s'égarer 
dans  sa  vie,  sans  la  revivre,  mais  en  somme  rem- 
placer le  tâtonnement  et  l'acquisition  de  l'idée, 
suivant  une  moyenne  d'essais,  de  degrés  dissémi- 
nés, etc.,  par  un  procédé  fini,  par  un  système 
d'actes   strictement   suffisant.  —  C'est   un  rac- 


if  La  défiaitioD  est  considérée  ici  comme  un  retour  sur  eol. 
227 


'SEL    QUEL 


XXII 


Toute  véritable  découverte  est  payée  par  son 
auteur  d'une  diminution  de  l'importance  de  son 
«  Moi  ». 

Toute  personne  est  moindre  que  ce  qu'elle  a  fait 
de  plus  beaus 


XXIII 

La  gloire  doit  s'obtenir  comme  sous-produit. 

XXIV 

RELATION   DU   DÉSORDRE 
ET   DU   POSSIBLE 

L*csprit  va,  dans  son  travail,  de  son  désordre  à 
'ion  ordre.  Il  importe  qu'il  se  conserve  jusqu'à  la 

22a 


AN  ALECT  A 

fin,  des  ressources  de  désordre,  et  que  l'ordre  qu'il 
a  commencé  de  se  donner  ne  le  lie  pas  si  complè- 
tement, ne  lui  soit  pas  un  si  rigide  maître,  qu'il  ne 
puisse  le  changer  et  user  de  sa  liberté  initiale. 


XXV 


Qui  est  en  train  de  faire  une  belle  œuvre  aper- 
çoit entre  ses  propres  interstices  une  très  belle 
œuvre. 

L'impression  de  Beauté,  si  follement  cherchée, 
si  vainement  définie,  est  peut-être  le  sentiment 
d'une  impossibilité  de  variation,  de  changement 
virtuel  ;  un  état  limite  tel  que  toute  variation  le 
rende  trop  sensitif  d'une  part,  trop  intellectuel  de 
l'autre  ^. 

Et  cette  frontière  commune  est  un  point  d'équi- 
libre. 


Equilibre  dans  le  beatf. 

229 


TEL    QUEL 


XXVI 


La  spéculation  est  usage  du  possible.  Mais  ce 
possible  dont  je  suis  doué,  comme  en  prévision  de 
variations  du  milieu  pour  les  compenser  et  y  résis- 
ter, —  pour  les  attendre  —  les  devancer  même, 
par  là  doit  pouvoir  entrer  dans  Vactuel  :  et  c'est 
la  pensée  ! 

Il  faut  donc  une  partie  de  moi  dont  les  moda- 
lités soient  indépendantes,  dans  une  certaine  me- 
sure, de  mon  reste.  Il  ne  faut  pas  que  je  sois  entiè 
rement  en  équilibre  avec  le  présent. 


XXVII 


Ni  réloge  ni  le  blâme  ne  valent  rien. 
Vais-je  dire  :  Ceci  est  bien  —  cela  est  mal  ? 
Ces  propos  n'importent  à  personne,  et  en  pre- 
mier, à  moi. 


2^0 


'ANALECT'A 

Que  me  font  mon  indignation,  mon  enthou- 
siasme ? 

Tout  au  plus  des  éléments  d'erreur.... 


L'intellect  est  une  tentative  de  s'cduquer  en  vue 
d'empêcher  les  effets  de  déborder  infiniment  les 
causes. 

Il  est  donc  contre  le  système  nerveux. 

Il  en  méprise  la  propriété  essentielle,  qui  est  de 
donner  de  grands  effets  à  de  petites,  très  petites 
causeSa 


XXVIII 


Tu  n'es  pas  fait  ^qmx  voir  dans  tel  monde.  Mais, 
si  tu  t'efforces,  malgré  l'inutilité  de  la  peine,  si  tu 
te  plais  à  ces  peines  plus  qu'à  ton  facile  succès,  — 
on  dira  que  c'est  orgueil,  ambition  étrange,  — 
quand  ce  n'est  peut-être  que  le  premier  essai  par 
toi  de  quelqu'un  qui  verra  ce  que  tu  vois  et  ce  que 
tu  ne  vois  pas  \ 

I.  Si    chacun    s©    considérait    comme    ébauche    de    quelque 
homme  à  venir..    Fondement  d'une  étrange  Morale. 

231- 


TEL    QUEL 


XXIX 


Mon  genre  d*esprit  n*est  pas  d'apprendre  d*un 
bout  à  l'autre  dans  les  livres,  mais  d'y  trouver  seu- 
lement des  germes  que  je  cultive  en  moi,  en  vase 
clos.  Je  ne  fais  quelque  chose  qu'avec  peu,  et  ce 
peu  produit  en  moi.  Si  je  prenais  de  plus  amples 
quantités,  je  ne  produirais  rien  ;  davantage,  je  ne 
comprends  pas  ce  qui  est  déjà  développé 


XXX 


Nous  ne  comprenons  rien  qu*au  moyen  de  l'in- 
finité limitée  de  modèles  d'actes  que  nous  ofîre 
notre  corps  en  tant  que  nous  le  percevons. 

Comprendre,  c'est  substituer  à  une  représenta- 
tion un  système  de  fonctions  nôtres,  toujours  com- 
parables à  un  «  notre  corps  »  avec  ses  libertés,  ses 
liaisons, 

232 


'AN  ALECT'A 


XXXÏ 


tes  mathématiciens  travaillent  à  mettre  au  jour 
les  mécanismes  qui  sont  en  nous,  et  en  somme,  les 
gênes  mutuelles  qui  se  produisent  entre  les  intui- 
tions et  qui  font  que  le  tout  dépend  des  parties,  — 
qu'un  tout  soit  déterminé  non  par  toutes  les  par- 
ties, mais  par  quelques-unes. 


•  XXXII 

Un  homme  est  du  type  intellectuel  le  plus  pro- 
noncé lorsqu'il  ne  peut  être  content  de  soi  que 
moyennant  un  effort  «  intellectuel  ».  —  Tout  ce 
qu'il  peut  accomplir  et  qui  ne  requiert  pas  d'efïort 
d'attention,  ne  lui  donne  pas  la  sensation  de  valoir. 
Les  compliments  qu'on  lui  en  fait  ne  le  touchent 
pas,  et  il  se  moque  intérieurement  de  ceux  qui  les 
lui  font.  Ce  qui  ne  lui  a  rien  coûté  ne  compte 
pas  \ 

I.  Mépris  du  don  gratuit  et  de  ce  qui  n'a  pas  été  élaboré. 


TEL    QUEL 


XXXIII 

Ce  qu'on  appelle  invention  est  de  ïa  nature 
d'une  communication. 

La  fécondité  inventive  en  tous  genres  croît 
comme  la  possession,  la  perfection  des  moyens  de 
communication. 

Une  bonne  notation  entraîne  des  inventions. 

Il  faut  être  deux  pour  inventer.  —  L'un  forme 
des  combinaisons,  l'autre  choisit,  reconnaît  ce  qu'il 
désire  et  ce  qui  lui  importe  dans  l'ensemble  des 
produits  du  premier. 

Ce  qu'on  appelle  «  génie  »  est  bien  moins  l'acte 
de  celui-là,  —  l'acte  qui  combine,  —  que  la 
promptitude  du  second  à  comprendre  la  valeur  de 
ce  qui  vient  de  se  produire  et  à  saisir  ce  produit  ^ 


XXXIV 

Un  Homme  sans  bêtise,  sans  bêtises,  manquerait 
de  ce  modèle  perpétuel  et  portatif  du  fonctionne- 

I.  Le  génie  consid^Té  comme  un  jugement. 


ANALECTA 

ment  propre  et  local  du  cerveau.  Naïvetés,  stu- 
peurs élémentaires  d'un  groupe,  résistances  insuf- 
fisantes, courts-circuits,  suspens  de  la  lumière 
incréée,  actes  hâtifs...  acharnements  d'oiseau 
contre  une  vitre,  rires  d'enfant  devant  le  danger, 
se  croire  enfermé  par  une  porte  sans  verrou  \.. 


XXXV 

La  sottise  est  de  ne  pas  voir  ce  qu'un  autre  voit. 
La  faiblesse,  de  ne  pas  pouvoir  ce  qu'un  autre  peut. 

Mais  où  personne  ne  voit  et  où  personne  ne 
peut,  il  n'y  a  ni  sottise  ni  faiblesses  possibles. 


XXXVI 


II  y  a  dans  l'algèbre  quelque  chose  de  la  puis- 
sance de  la  «  nature  »  et  elle  en  retire  un  certain 

I.  Il  y  a  une  bêtise  h  forme  lente,  une  autre  à  forme  rapide. 
Les  uns  se  perdent  dans  leur  cerveau.  Les  autres  ne  font  que  le 
traverser  par  le  plus  court. 


TEL    QUEL 

élément  de  prestige.  Je  pense  à  la  complication  et 
à  la  longueur  des  immenses  calculs,  aux  dévelop- 
pements infinis.  On  a  l'impression  du  travail  végé- 
tal, d'une  répétition  qui  s'étale,  d'une  cellule  qui  se 
subdivise. 

L'algèbre  seule  donne  cette  impression.  Le  lan- 
gage ordinaire  s'arrête  aux  premières  démarches 
—  est  incapable  de  se  conserver  dans  sa  suite. 

L'algèbre  a  pour  elle  la  figure  de  ses  formules. 
Son  extension  combinatoire.  Etc..  En  quoi  elle 
est  inhumaine  comme  la  vie  aveugle  et  prolifé- 
rante est  inhumaine. 


XXXVII 


Le  travail  de  l'esprit  considéré  comme  le  pénible 
succédané  d'un  sommeil  (puisque  la  solution  vient 
en  dormant,  d'après  beaucoup  d'auteurs). 

—  Dormez,  et  vous  trouverez. 

Chercher  n'est  que  se  mettre  en  état  de  trouver 
par  quelque  accident  ou  par  quelque  sommeil. 
C'est  préparer  le  champ  de  l'heureuse  étincelle. 


236 


ANALECXd 


XXXVIII 


La  connaissance  fonctionnelle  du  système  ner- 
veux devra  réagir  sur  l'idée  qu'on  se  fait  de  la 
valeur  de  la  connaissance  en  général,  sur  la  notion 
de  certitude,  d'univers,  d'houame,  ctc.\. 


XXXIX 


L*  «  esprit  »  s'arrache  aux  cKoses  qui  touchent 
le  corps  et  sont  sous  les  yeux.  Il  y  retourne.  Il 
donne  à  ces  choses  des  fonctions  diverses.  Ainsi  le 
même  arbre  est  un  bui  de  mouvement  ;  il  est  un 
signe  de  souvenirs  ;  il  est  im  repère  de  pensées  qui 
n'ont  aucun  lien  avec  lui,  un  fixateur  ou  un  dis- 
tracteur, un  révélateur,  un  interrupteur  ;  un  réflec- 
teur ^. 

Voici  un  philosophe  qui  spécule  sur  le  monde, 

I.  Mais  cette  connaissance  est  dans  les  limbesj 
a    II  est  en  somme,  un  objet  privilégié. 


TEL     QUEL 

sur  la  connaissance  ;  il  dispose  de  l'espace  et  du 
temps  ;  pense  dans  la  plus  grande  généralité  ;  se 
distingue  de  son  mieux  de  l'instant...  mais  sa  pen- 
sée est  au  milieu  d'objets  et  de  petits  incidents  — 
de  bruits,  et  des  brusques  reflets  d'une  fenêtre 
crevant  de  soleil  qu'on  ouvre  en  face  de  la  sienne. 
Il  a  un  goût  dans  la  bouche  et  une  jambe  nerveuse. 
Il  se  perd  et  se  retrouve,  et  se  retrouve  un  peu  dif- 
férent, tantôt  ne  se  comprenant  plus  ;  tantôt  plus 
éveillé. 


XD 


La  mort  est  l'union  de  l'âme  et  du  corps  dont  la 
conscience,  l'éveil  et  la  souffrance  sont  désunion. 


XL! 


L'homme  s'imagine  «  exister  ».  Il  pense,  donc 
il  est,  —  et  cette  naïve  idée  de  se  prendre  pour  un 

238 


ANALECTA 

monde  séparé,  étant  par  soi-même,  n'est  possible 
que  par  négligence. 

Je  néglige  mes  sommeils,  mes  absences,  mes 
profondes,  longues,  insensibles  variations. 

J'oublie  que  je  possède,  dans  ma  propre  vie, 
mille  modèles  de  mort,  de  néants  quotidiens,  une 
quantité  étonnante  de  lacunes,  de  suspens,  d'inter- 
valles inconnaissants,  inconnus. 

Je  ne  puis  me  concevoir  absent,  supprimé,  ne 
me  réveillant  plus  un  certain  jour  ;  je  ne  sais  com- 
ment m' interrompre,  et  je  ne  fais  que  m'inter- 
rompre  ! 

Si  tu  penses  devoir  toujours  te  réveiller,  pense 
aussi  devoir  toujours  te  rendormir. 

Si  tu  seras  immortel,  tu  seras  donc  mortel.  Il 
faut  commencer  par  là. 


XLII 


A  l'homme  monté,  tendu,  clair,  en  pleine  vi- 
gueur, il  semble  impossible  que  le  même  puisse 
cesser  d'être  tel. 

Il  croit,  —  et  voici  la  joi  du  type  le  plus  simple, 

239 


TEL     QUEL 

—  il  croit  que  pour  pouvoir  perdre  connaissance, 
pour  «  mourir  »,  il  lui  faudrait  d'abord  devenir 
un  autre  \ 

Sa  vitalité  lui  est  si  présente  et  si  nette  —  qu'il 
ne  peut  pressentir  d'autre  variation,  réelle  de  son 
état  que  dans  le  même  ton. 

Faiblir,  périr,  lui  semblent  extérieurs,  ■- — 
comme  théoriques,. 


XLIII 


L'homme  a  tiré  tout  ce  qui  le  fait  homme,  des 
défectuosités  de  son  système. 

L'insuffisance  d'adaptation,  les  troubles  de  son 
accommodation,  l'obligation  de  subir  ce  qu'il  a 
appelé  irrationnel. 

Il  les  a  sacrés,  il  y  a  vu  la  «  mélancolie  »,  l'in- 
dice d'un  âge  d'or  disparu,  ou  le  pressentiment 
de  la  divinité  et  la  promesse. 

Toute  émotion,  tout  sentiment  est  une  marque 
de  défaut  de  construction  ou  d'adaptation.  Choc 

I.  Il  iui  «et  impoMible  d'être  celui  qui  peut  ne  plut  être. 
240 


'ANALECT'A 

non  compensé.  Manque  de  ressorts  ou  leur  alté- 
ration. 

Ajouter  à  cela  l'adaptation  artificielle  —  déve- 
loppement de  la  conscience  et  de  l'intelligence. 

Quelle  étrange  conséquence.  La  recherche  de 
l'émotion,  la  fabrication  de  l'émotion  ;  chercher  à 
faire  perdre  la  tête,  à  troubler,  à  renverser... 

Et  encore  :  pourquoi  y  a-t-il  des  émotions  phy- 
siologiques (sans  quoi  la  nature  se  perdrait)  ?  Né- 
cessité de  perdre  l'esprit,  ou  de  voir  partialement 
ou  de  former  un  monde  fantastique,  —  sans  quoi 
le  monde  finirait  !  —  Amour. 

Les  fonctions  finies  conscientes  contre  la  vie. 

La  non-adaptation  finale.... 


XLiy 

spécialité  du  mot. 

Ce  que  je  me  dis,  —  ce  que  je  me  crie,  —  je  ne 
veux  point  qu'un  autre  me  le  dise.  —  Je  soufïre,  je 
m'évanouis  s'il  me  dit  cette  même  pensée... 

Pourquoi,  comment  cette  asymétrie,  et  cette  dif- 
férence de  traitement  ?  Pourquoi  souffrir  de  moi 
ce  qui  passe  mes  forces  s'il  vient  de  tes  lèvres  ? 

16 


TEL    QUEL 

Et  pourquoi  je  supporte  le  cri  de  la  craie  contre 
la  vitre,  si  c'est  moi  qui  la  presse  sur  le  verre,  — 
(et  même  je  ris  de  ta  grimace),  —  et  pourquoi  le 
même  grincement  m'est  odieux  s'il  vient  de  ton 
acte  ? 

Pourquoi  l'on  ne  peut  se  chatouiller  soi-même 
et  se  rendre  fou  de  ses  chatouilles  ? 

On  pourrait  donner  à  ceci  une  réponse  facile 
en  disant  que  l'efïet  est  dans  la  surprise  et  que  l'on 
ne  peut  se  surprendre  soi-même  volontairement. 
Mieux  vaut  laisser  la  question  sans  réponse. 


XLV, 


Un  homme  n'est  qu'un  poste  d'observation 
perdu  dans  l'étrangeté. 

Tout  à  coup,  il  s'avise  d'être  plongé  dans  le 
non-sens,  dans  l'incommensurable,  dans  l'irration- 
nel ;  et  toute  chose  lui  apparaît  infiniment  étran- 
gère, arbitraire,  inassimilable.  Sa  main  devant  lui 
lui  semble  monstrueuse.  —  On  devrait  dire  : 
VEtrange,  —  comme  on  dit  VEspace,  le 
Temps,  etc. 

242 


ANALECTA 

C'est  que  je  considère  cet  état  proche  de  la 
stupeur  comme  un  point  singulier  et  initial  de  la 
connaissance.  Il  est  le  zéro  absolu  de  la  Reconnais- 
sance. 

La  pathologie  de  l'esprit  et  celle  du  système 
nerveux  sont  pleines  d'exemples  des  altérations  de 
cette  re-connaissance,  que  les  diverses  lésions  savent 
parfois  disséquer  et  dont  elles  isolent  les  éléments. 

La  philosophie  et  les  arts,  —  disons  même  la 
pensée  en  général  —  vivent  des  mouvements  qui 
s'effectuent  entre  connaissance  et  re-connaissance. 

La  mystique  est...  la  Musique  de  ce  domaine. 


XLVI 


L'homme  dit  au  dieu  :  Il  faut  me  détruire  ou 

me  satisfaire. 

Cette  pensée  lui  semble  si  juste  qu'il  la  fait  dire 
par  le  dieu  sous  cette  forme  :  Il  te  faut  me  satis- 
faire ou  être  détruit...  Plus  que  détruit  ! 


^3 


0:.EL    QUEL 


XLVII 


Un  problème  n*€St  réellement  résolu  que  si  la 
réponse  qu'on  a  trouvée  a  d'autres  propriétés  en- 
core que  celle  de  servir  de  réponse  :  l'existence  de 
Dieu  serait  très  fortifiée  si  on  pouvait  donner  à 
Dieu  d'autres  emplois,  et  lui  trouver  d'autres 
aspects  que  ceux  attenant  à  la  Création.  Mais  on 
ne  sait  pas  ce  qu'il  fait  en  dehors  de  nous,  et  c'est 
ce  en  quoi  il  ne  nous  touche  en  rien,  qui  établirait 
son  existence. 

Mais  que  peut  faire  un  dieu  d'autre  chose  qu'un 
«  monde  «l 


XLVIII 


Sans  les  religions,  les  sciences .  n'eussent  pas 
existé,  car  la  tête  humaine  n'aurait  pas  été  habi- 
tuée à  s'écarter  de  l'apparence  immédiate  et  cons- 
tante qui  lui  définit  la  réaUté 

244 


HN'ALECT^ 


XLIX 


Que  la  «  vie  intérieure  »  n'est  pas  ce  que  l'on 
croit. 

Ineffables. 

Les  mystiques,  ces  profonds  égoïstes.  Ils  en  per- 
dent la  parole  —  inefïabilité  —  il  ne  leur  sort  que 
les  soupirs  et  les  exclamations  de  leur  jouissance. 
Les  mots  puérils  d'amoureux. 

Peut-être  cette  «  vie  intérieure  »  devrait-elle 
s'interpréter  de  plusieurs  façons  également  légi- 
times et  profondément  différentes  les  unes  des 
autres... 

C'est  en  quoi  elle  serait  véritablement  digne 
d'intérêt,  —  profonde,  —  et  un  peu  plus  qu  inté- 
rieure —  disons  :  supérieure  *• 


I.  La  vie  intérîeure  ne  vaut  que  par  l'inconsfance,  la  mullî- 
formité,  le  degré  de  liberté  et  le  nombre  d'inlerprélalions,  le 
nombre  d'aspects  de  chacun  de  ses  états... 


TEL    QUEL 


E 


La  théologie  joue  avec  la  «  vérité  »  comme  un 
chat  avec  une  souri 


O 


Ce  n'est  pas  réfuter  loyalement  un  système  que 
de  ne  pas  réfuter  en  même  temps  tous  les  systèmes 
infiniment  voisins. 


S'il  s'en  faut  d'infiniment  peu  qu'une  doctrine 
soit  solide,  si  une  modification  très  petite  suffisait 
à  la  rendre  incontestable,  la  critique  qu'on  ci'i 
ferait  en  exploitant  cette  petite  imperfection,  serait 
abusive,  personnelle,  mesquine  ;  mais  le  beau  jeu 
serait  d'attribuer  à  une  pure  inadvertance  de  l'au- 

246 


'AN'ALECT'^ 

teur,  ce  rien  qui  peut  servir  à  un  petit  esprit  de 
prétexte  pour  abîmer  son  ouvrage. 


LU 
MON   CORPS 


Ce  «  mon  corps  »  occupe  un  volume.  Mais  il 
semble  qu'à  Vintérieur  de  ce  volume  règne  une 
connexion  singulière. 

Les  distances  intérieures  ne  sont  pas  de  même 
espèce  que  les  distances  ordinaires. 

Sensations,  mouvements  locaux  ne  semblent 
pas,  quoique  localisés,  —  être  à  des  points  diffé- 
rents par  la  distance. 

La  distance  de  deux  points  du  corps  pris  au 
Hasard  n'a  pas  de  sens. 

La  distance  de  deux  points  dont  le  contact  natu- 
rel ne  peut  advenir,  et  qui  n'ont  pas  de  relations 
singulières,  n'existe  pas  ^. 

Le  loin  et  le  près  sont  aussi  très  particuliers.  Un 

I.  Le     postulat     fondamental     de     la     dislance     eitérieure 
ab  +  bc  =  ac  n'a  point  d«  sens  dans  la  perception  de  l'en-deçà. 


TEL    QUEL 

membre  éloigné  semble  obéir  sans  intermédiaire, 
et  être  par  là,  plus  proche  qu'un,  lieu  non  éloigné 
non  docile  ou  non  mobile. 


LUI 


Dans  les  distances  corporelles  intérieures  on 
trouve  que  l'ordre  d'éloignement  des  parties  du 
corps  se  compose  avec  la  mobilité  de  ces  parties,  — 
et  avec  les  temps  nécessaires  pour  les  mettre  en 
mouvement.  Le  plus  mobile  est  l'œil. 

On  pourrait  classer  ainsi,  (grossièrement),  œil, 
doigts  de  main,  langue  et  mâchoire  inférieure, 
tête,  doigts  de  pied,  main,  avant-bras,  pieds, 
membres  inférieurs,  lombes,  torse,  épaules,  ceci 
très  grossier  —  et  variable. 

Mesure  de  la  mobilité  ? 

Cette  mobilité  est  très  composée.  Elle  tient  à 
l'innervation,  à  la  musculature  et  à  ses  insertions 
—  à  la  masse,  au  moment  d'inertie  de  la  partie,  à 
la  situation  du  corps,  au  degré  d'éveil  ;  aussi  à  la 
phase,  c'est-à-dire  aux  états  antérieurs  immédiats. 

248 


'AN  ALECT'A^ 


LIVj 


Le  corps  est  une  masse  ou  un  espace,  pénétré  de 
sensibilité  comme  une  pierre  est  veinée  de  fer,  ou 
comme  une  éponge  est  pénétrée  d'eau  :  pénétrée 
de  volonté  d'une  façon  moins  subtile.  Sensibilité 
et  volonté  laissant  entre  les  réseaux  où  elles  exis- 
tent, des  parties  insensibles  et  inertes,  de  grandeur 
limitée  par  la  subtilité  de  leurs  divisions. 

Il  y  a  des  régions  où  vouloir  n'a  pas  d'existence, 
et  qui  sont  purement  locales.  La  grandeur  de  ces 
régions  est  remarquable  par  rapport  à  notre  con- 
naissance et  possession  de  nous-mêmes  '. 

Analogie  curieuse.  La  pensée  aussi  comprend 
des  réserves  qu'elle  ne  peut  pénétrer.  Il  y  a  des 
distinctions  qu'elle  échoue  à  approfondir,  des 
temps  qu'elle  ne  divise  pas.  Elle  pénètre  quelque 
chose,  mais  jusqu'à  un  certain  degré. 


I.  C'est  dire  que  ma  pré««nc«  est  plus  ou  moins  dense,  eelon 
la  région  de  mon  corps  considérée. 

2^9 


TEL    QUEL 


LV 


La  substance  de  notre  corps  n'est  pas  à  notre 
échelle.  Les  phénomènes  les  plus  importants  pour 
nous,  notre  vie,  notre  sensibiHté,  notre  pensée  sont 
liés  intimement  à  des  événements  plus  petits  que 
les  plus  petits  phénomènes  accessibles  à  nos  sens, 
maniables  par  nos  actes.  Nous  ne  pouvons  pas 
intervenir  directement  et  en  voyant  ce  que  nous 
faisons.  La  médecine  est  intervention  indirecte  — 
et  d'ailleurs  les  autres  arts. 

Dans  cette  petitesse,  nos  actes  concevables  n'ont 
plus  de  sens. 

Le  système  nerveux,  entr 'autres  propriétés  ou 
fonctions,  a  celle  de  lier  des  ordres  de  grandeur 
très  différents.  Par  exemple  :  Il  relie  ce  qui  appar- 
tient au  chimiste  à  ce  qui  appartient  au  mécani- 
cien. 

La  physique  considère  aujourd'hui  des  masses 
d'une  telle  petitesse  que  la  lumière  même  n'a  rien 
à  faire  avec  elles.  Les  images  que  nous  nous  en 
faisons  n'ont  et  ne  peuvent  avoir  aucun  rapport 
avec  ce  qu'elles  prétendent  représenter.  La  notion 
de  forme  n'a  aucun  sens  à  leur  égard,  est  entière- 
ment étrangère  à  des  objets  si  menus  que  Von  n'en 

250 


'AN'ALECTA 

peut  même  concevoir  le  grossissement,  —  lequel 
suppose  l'existence  de  la  similitude. 


LVI 
ESPACE   BUCCAU 


Comme  la  bouche  est  curieusement  sensible, 
donne  un  mélange  de  fortes  pressions,  de  trac- 
tions contrariées,  d'obstacles  et  de  corps  durs  inter- 
posés, de  goûts  et  saveurs,  de  touchers  humides  et 
de  glissements,  de  présences  étranges,  —  de  même 
la  sensation  d'ensemble  de  tout  le  corps  et  les  mou- 
vements de  l'attention  dans  le  corps,  comme  celui 
de  la  langue  qui  tâtonne  et  travaille  dans  son 
antre...  * 


LVII 


Deux  Hommes  de  vigueur  musculaire  très  iné- 
gale ont  cependant  la  même  conception  de  l'es- 

251. 


TEL    QUEL 

pace.  Et  pour  qu'il  en  soit  ainsi,  il  faut  donc  que 
le  système  musculaire  propre  et  le  système  qui  le 
commande  et  sur  lequel  revient  l'expérience,  dif- 
fèrent nettement. 

Je  n'apprends  autre  chose,  en  déplaçant  une 
masse,  que  n'en  peut  apprendre  celui  qui  peut 
déplacer  une  masse  trois  fois  plus  grande. 


LVIII 
ORDRE,  DÉSORDRE  ET  SOI 


J*ai  retrouvé  ce  cahier.  Il  n'était  pas  égaré.  Bien 
au  contraire  ;  mais  si  bien  rangé  que  je  ne  me 
reconnaissais  plus.  Il  était  sorti  de  mes  voies. 
J'avais  perdu  mon  fîl  conducteur,  mon  «  dé- 
sordre ».  Mais  désordre  propre,  et  personnel,  et 
familier. 

Pour  ne  pas  les  égarer,  mets  les  choses  toujours 
où  tu  les  mettrais  spontanément.  On  n'oublie  pas 
ce  qu'on  ferait  toujours. 

Le  désordre  réel  est  le  dérangement  de  cette 
espèce  de  règle,  la  dérogation  à  la  fréquence.  C'est 

252 


ANALECTA 

mettre  les  choses  à  une  place  réfléchie  laborieuse- 
ment, —  ou  trouvée  enfin  après  tâtonnements, 
combinaisons,  déviations  ou  éloignements  succes- 
sifs de  la  tendance,  comme  une  découverte,  un 
nouveau  Monde,  une  solution  rare... 

Alors,  pour  retrouver  l'objet,  je  suis  obligé  de 
retrouver  une  certaine  réflexion  où  rien,  ne  me 
reconduit. 

Mais  s'il  fut  placé  sans  recherche,  il  me  suffit  de 
me  retrouver  moi-même,  en  bloc  et  en  gros  — 
c'est-à-dire  //  me  suffit  d'être. 

Si  ta  règle  est  le  désordre,  tu  paieras  d'avoir  mis 
de  l'ordre. 

Suis  ta  règle. 


LIX 


L'homme  angoissé  n'ose  bouger  —  ni  son  corps 
ni  sa  pensée,  comme  l'homme  dans  un  bain  senti- 
rait le  froid  s'il  remuait  dans  l'eau.  Celui-là  senti- 
rait sa  peur. 

Le  mouvement  rend  la  sensibilité  plus  vive. 
Après  un  choc,  on  n'ose  bouger.  C'est  un  nexus 

253 


TEL    QUEL 

étrange  où  les  idées,  les  mouvements,  la  variation 
de  la  sensibilité  se  brouillent  curieusement. 


LX 

BRUSQUES   CHANGEMENTS 
D'UNE   MÊME   CHOSE 


Il  y  a  parfois  d'étranges,  et  brusques  arrêts  sur 
une  idée,  souvenir,  coin  de  meuble.  Tout  à  coup 
on  croit  voir  pour  la  première  fois,  ce  que  l'on  a  vu 
mille  fois  ;  ou  l'on  perçoit  l'arrivée  à  maturité,  — 
la  puberté  —  d'une  impression. 

Une  idée  paraît  dans  sa  force  plus  que  réelle  ; 
et  cependant  on  y  avait  pensé  bien  des  fois  aupa- 
ravant, et  même  de  près,  même  avec  ralentisse- 
ment, même  avec  soin  ;  —  mais  cette  fois,  elle  est 
comme  tangible.  Ce  visage  me  regarde.  De  même, 
il  arrive  que  l'on  comprenne  longtemps  après 
coup,  quelque  chose  :  une  intention,  un  texte,  une 
personne,  —  soi-même.  —  On  trouve  la  significa- 
tion d'un  regard  qui  nous  fut  adressé  il  y  a  vingt 
ans  par  un  être  qui  a  disparu  :  et  les  sens  d'une 

254 


'AN  ALECT'A 

phrase  ;  et  la  beauté  d'un  vers  que  nous  savons  pai 
cœur  depuis  l'enfance. 

Ainsi  le  grain  de  blé,  retrouvé  dans  son  hy- 
pogée, germe,  dit-on,  après  trois  mille  ans  d'un  sec 
sommeil. 


LXI 
COLÈRE   SURMONTÉE 


Au  milieu  d'un  monologue  terrible,  interne, 
toute  la  justice  personnelle  debout,  l'œil  fixe,  la 
colère  et  le  dépit  de  tout,  la  vue  de  la  vengeance 
sur  soi-même,  (car  c'est  immoler  le  monde  entier), 
—  au  milieu  de  ces  réponses  effrayantes,  de  ces 
ordres  de  tyran,  de  ces  dégoûts  et  de  ces  mots  de 
juge  coupable,  de  ces  images  rebondissantes  —  un 
éveil  survient,  qui  en  surprend  la  niaise  méca- 
nique, qui  écoute  ces  grosses  bêtises  horrifiques, 
ces  clameurs  et  ces  drames,  et  moque  et  siffle  la 
fureur,  —  et  la  renvoie  à...  la  nature,  aux  bctes, 
aux  tempêtes... 

Il  y  a  donc  une  sorte  dé  mouvement,  un  mouve- 
ment soudain  pour  sortir  de  ce  moi  qui  vient 

255 


TEL    QUEL 

d'être,  et  pour  former  un  moi  capable  du  moi  pas- 
sionné antérieur,  —  qui  voie  ce  qui  voyait,  et  juge 
ce  qui  jugeait. 

Ce  mouvement  créé  dans  l'être  qui  ne  se  possé- 
dait plus,  par  les  heurts,  les  surprises,  les  flagrants 
délits  de  bêtise  où  l'on  se  prend,  par  l'écho  de  sa 
voix,  —  ce  mouvement  créateur  d'une  conscience 
et  d'un  degré  de  conscience  plus  élevé,  il  est  tou- 
tefois lui-même  un  réflexe. 


LXII 

Le  détail  entre  dans  ma  chair.  Je  sens  chaque 
dent  de  la  scie. 

Ce  que  l'esprit  a  épuisé,  parcouru  d'un  éclair, 
il  faut  que  la  lourde  machine,  la  lente  bête  entière 
du  monde  en  transformation  le  répète  dans  mes 
sens,  —  l'épèle  —  le  réalise  —  avec  toutes  ses 
minutes,  ses  secondes  et  ses  seizièmes  de  secondes 
psychologiques,  avec  sa  marche  de  front  et  en 
profondeur,  avec  toute  la  minutieuse  harmonie 
des  moyennes  ;  —  il  faut  que  les  tendances  plus 
pressées  s'arrêtent  pour  attendre  les  autres  ;  il  faut 
que  les  cléments  séparés  et  indépendants  qui  font 

256 


ANALECTA 

ce  tout,  —  respectant  grossièrement  la  figure  géné- 
rale ;  que  les  chocs,  les  mélanges  s'arrangent...  Et 
moi,  sur  mon  fil  spécial,  dix  fois  allé  au  bout,  dix 
fois  revenu  —  je  vibre  entre  ce  lent  réel  et  cet 
extrême,  je  vibre  d'impatience,  atome  dans  une 
flamme  et  j'émets  cette  radiation  propre  que  j'écris 
icia 


LXIII 

Cette  barre  de  fenêtre,  ce  plan  poli  d'une  vitre, 
où  le  front  s'appuie,  accessoires  de  l'être,  décor, 
système  entre  lesquels  les  pensées  et  les  impres- 
sions se  mcuventâ 


LXIV 

L'animal  compliqué.  Il  met  l'amour  sur  un  pié- 
destal. La  mort  sur  un  autre.  Sur  le  plus  haut,  il 
met  ce  qu'il  ne  sait  pas  et  ne  peut  savoir,  et  qui  n'a 
même  point  de  sens. 

257 

17 


TEL     QUEL 

C'est  ajouter  un  monde  à  l'autre.  Nous  sommes 
par  nature  condamnés  à  vivre  dans  l'imaginaire, 
et  dans  ce  qui  ne  peut  être  complété 

Et  c'est  vivre. 


LXV 


Le  rêve  est  le  phénomène  que  nous  n'observons 
que  pendant  son  absence.  Le  verbe  rêver  n'a 
presque  pas  de  «  présent  »  *« 


LXVI 


-Le  rêve  montre  que  la  conscience  est  compatible 
avec  le  désordre,  que  des  éléments  de  conscience 
existent  indépendamment  de  leur  sens,  que  ce 
sens  est  une  réponse  qui  peut  consister  en  de  nou- 

I.  Je  rôve,  lu  rêv««,  —  c«  sont  fiKur««  d»  rhétorique,  cir 
c'est  un  év«illé  qui  pari*  ou  un  candidat  au  rév«il. 


'AN  ALECTA 

veaux  cléments  formant  avec  les  premiers  une  suite 
divergente,  les  premiers  étant  abolis  et  remplacés, 
ou  bien  étant  composés  avec  les  suivants  sans  res-> 
triction  et  sans  limite  \.. 

Quand  mon  doigt  suit  le  bord  de  la  table  ronde, 
il  doit  finir  par  repasser  au  point  de  départ.  Mais 
non  dans  un  rêve. 

Le  réel  peut  sans  doute  être  mis  sous  forme  de 
postulats  indépendants,  more  geometrico.  Cela 
fait  :  abolir  un,  deux  postulats  —  c'est  le  rêve. 

Ce  groupement  de  postulats  contient  essentiel- 
lement le  temps,  —  je  veux  dire  les  substitutions 
successives.  —  Le  réel  7ie  peut  se  concevoir  instan^ 
tané,  {d'ailleurs  notre  sentiment  musculaire 
n'existe  pas  dans  l'instant). 

A  la  lueur  d'un  éclair,  ce  qu'on  voit  est  rêve  — 
ou  réalité  ?  —  Il  y  a  indétermination.  Il  faut  pour 
le  réel  un  recoupement  de  la  conscience.  Dès  que 
cette  opération  est  oblitérée,  je  suis  à  la  merci  de 
mes  productions  ^ 


I.  Sans  exemples,  sans  r«connaî«sancé. 

3.  Ce  qui  a  ii«u  dans  le  plue  petit  temps  de  con<ciei>ee  n'est 
oi  réel,  ni  non-réel. 

259 


TEL    QUEL 


LXVII 


Lorsque  j^  dis  :  je  vois  telle  chose,  ce  n'est  pas 
une  équation  entre  je  et  la  chose,  que  je  note  ainsi  ; 
c'est  une  égalité.    - 

Mais  dans  le  rêve  il  y  a  équation.  Les  choses  que 
je  vois  me  voient  autant  que  je  les  vois.  Ce  que  je 
vois  alors  m'explique  en  quelque  manière,  m'ex- 
prime —  cela  est  organisé  par  moi,  au  lieu  que  je 
sois  organisé  par  lui  comme  dans  la  veille  \ 


LXVIII 
CAUCHEMAR 


Le  cauchemar,  ce  rêve  impuissant  à  rompre 
l'enchantement,  cette  image  enterrée  vive,  — 
s'élève  jusqu'à  la  précision  la  plus  affreuse,  à  la 
netteté  du  réel.  —  Cette  netteté  marque  l'efïort 
désespéré. 

I.  C'est  qu«  le  JE  et  ce  qu'il  voit  sont  de  même  espèce  dans 
le6  rêves. 

260 


ANALECTA 

Comme  le  désespéré  de  la  veille  cherche  le  som- 
meil absolu,  celui  du  sommeil  cherche  l'éveil. 

Comme  l'homme  englouti  se  débat  désespéré- 
ment contre  l'eau  pour  venir  à  l'air,  les  mauvais 
rêves  engendrent  les  actes  désordonnés  de  la  mé- 
moire. L'eau  qui  étouffe,  ce  sont  les  actions  cachées 
des  gênes  du  fonctionnement  organique.  Le  sol 
qui  lui  manque  pour  y  appliquer  ses  forces,  —  à 
cause  de  quoi  il  les  disperse  et  les  consume  en  vain 
dans  toutes  les  directions  de  l'espace,  —  c'est  la 
localisation  et  la  détermination  de  ces  impressions 
qui  le  tourmentent  au  travers  d'un  voile. 

Le  rêveur,  dont  le  rêve  se  prolongerait,  se  dé- 
penserait, —  déchargerait  à  la  fin  toute  sa  res- 
source mentale  dans  le  t/ide  ;  rayonnerait  toutes 
ses  possibilités  dans  ce  vide. 


LXIX 
ANALYSE   INTERNE 


II  y  a  des  objections  contre  l'analyse  interne. 
Ces  objections  peuvent  se  résumer  ainsi  ; 


2611 


TEL    QUEL 

Les  choses  perçues  <(  en  moi  »  ne  sont  pas  fonc- 
tions continues  de  mon  attention.  Il  y  a  une  dis- 
continuité, peut-être  alternante,  et  il  s'introduit 
des  figures  nouvelles  à  chaque  insistance  du  re- 
gard. 

Plus  je  fixe,  plus  je  déforme  ;  ou  plutôt,  plus  je 
change  d'objet. 

Passant  du  vague  au  net,  je  ne  me  borne  pas  à 
changer  d'approximation  ;  je  change  d'objet. 

Préciser  une  pensée,  c'est  former  une  autre 
pensée  qui  peut  différer  de  la  première,  d'une  dif- 
férence indéterminée. 

De  plus,  ce  passage  n'est  pas  uniforme.  Je  ne 
suis  pas  certain  que,  précisant  deux  fois  le  même 
état  initial,  j'aboutisse  à  un  même  état  Nme,  ou 
du  moins  j'emprunte  le  même  chemin  passant  par 
cet  état  Nme. 

D'autre  part,  je  ne  puis  même  dire  que  ces 
choses  soient  fonction  de  mon  attention,  ou  mon 
attention  fonction  d'elles.  Je  ne  démêle  pas  nette- 
ment la  part  des  choses  de  celle  des  forces  et  de  la 
durée.  Dans  les  phases  de  veille,  la  distinction 
semble  nette,  et  cette  distinction  entre  dans  l'im- 
pression de  realité.  Au  contraire  dans  les  phases 
de  mélange,  (sommeil  naissant,  etc.),  la  réciprocité 
entre  le  regard  et  l'objet,  leur  équilibre  réversible, 
semble  bien  s'installer. 


262 


'ANALECT'A 


LXX 

A  la  place  de  chaque  homme,  avec  les  mcmcs 
matériaux  de  chair  et  d'esprit,  plusieurs  «  person- 
nalités »  sont  possibles,  parfois  coexktent,  plus  ou 
moins  égales.  —  Parfois  périodiquement. 

Les  unes  plus  grossières  que  les  autres  —  plus 
primitives  —  plus  maladroites.  Parfois  une  per- 
sonne enfantine  redevient  dans  la  peau  d'un  qua- 
dragénaire. On  se  croit  le  même.  Il  n'y  a  pas  de 
même. 

Nous  croyons  que  nous  aurions  pu,  à  partir  de 
l'enfance,  devenir  un  autre  personnage,  avoir  eu 
une  autre  histoire.  —  On  se  voit  bien  différent. 
Mais  cette  possibilité  de  groupements  de  mêmes 
éléments  de  plusieurs  manières  persiste,  —  et  c'est 
une  critique-du-temps. 

Il  n'y  a  pas  de  temps  perdu,  réellement  écoulé 
tant  que  ces  autres  personnes  sont  possibles. 

Et  d'ailleurs  ma  personnalité,  —  ma  fréquence 
d'être  un  tel,  avec  toute  sa  variété,  est  comparable 
à  un  souvenir.  Elle  peut  s'abîmer  comme  un  sou- 
venir, et  telle  autre  revenir  comme  un  souvenir. 

C'est  comme  une  mémoire  de  second  ordre. 

363 


TEL    QUEL 


LXXI 

ILLUSION   DES   SENS 
HALLUCINATION 


Je  demande  si  on  a  observé  des  contre-halluci- 
nations... c'est-à-dire  des  non-perceptions  de  tel 
objet...  c'est-à-dire  la  vision  de  ce  qu'on  verrait 
si  tel  objet  n'était  pas  là  ? 

Et  aussi  :  Y  a-t-il  des  hallucinations  dyna- 
miques ?  quelqu'un  a-t-il  frappé  un  coup  de  poing 
dans  le  vide  et  ressenti  ce  qu'il  eût  ressenti  s'il  eût 
heurté  une  table  ? 


LXXII 


Le  sot  est  un  rudiment.  Il  montre  des  lois  trop 
simples  de  combinaisons  mentales^ 


264 


ANALECTA 

L'homme  de  génie  fait  pressentir  son  édifice 
extrêmement  composé.  La  simplicité  dans  les  ré- 
sultats, leur  netteté,  leur  généralité,  demandent 
elles-mêmes  la  collaboration  de  toute  une  profon- 
deur vivante,  et  d'un  nombre  immense  d'éléments 
indépendants. 

Cette  complexité  agissante  et  non  visible  permet 
seule  à  la  pensée  de  ne  pas  s'égarer  à  chaque  tour- 
nant, de  se  prévoir  et  d'être  tout  autre  qu'une 
réponse  instantanée,  transformée  de  la  demande 
même,  et  non  une  réponse  de  l'objet  de  la  de- 
mande. 


LXXIII 

Les  contradictions  peuvent  passer  Inaperçues. 
L'homme  peut  sans  même  les  soupçonner,  les 
porter  en  soi,  et  en  croire  les  termes  compatibles  ou 
indépendants.  Mais  elles  sont,  et  l'on  dirait 
qu'elles  travaillent  d'elles-mêmes. 


265 


TEL    QUEL 

LXXIV 
AGE   DE   GLACE 


L'âge  froid  vient,  et  est  contraint  de  subir  ce 
qui  a  été  construit,  pétri,  arrêté,  par  l'âge  de  feu, 
et  de  se  priver  malgré  soi  de  ce  qui  a  été  renoncé 
volontairement  à  l'âge  de  feu.  L'homme  mûr  se 
loge  dans  la  coque  d'un  homme  jeune  qui  a  dis- 
paru. 

Entre  les  deux  âges,  une  époque  de  lutte  et  de 
gêne.  L'ambition  est  le  sentiment  de  k  prévoyance. 
Un  peu  plus  d'argent,  un  peu  plus  de  puissance, 
et  les  honneurs,  pour  compenser  ce  qui  s'affaiblit, 
ce  qui  tombe,  ce  qui  s'obscurcit,  ce  qui  s'endort, 
ce  qui  se  dessèche  *... 


I.  Comme  «e  peut-il  que  l'homm©  vi«nii»sant  garde  îe  dSsîr 
dont  il  perd  les  ressources?  —  Est-ce  le  môme  d^îsir  que  le 
jeune  désir  }  —  L'homme  grandit,  mrtrit,  vieillit  disconlinue- 
ment.  Il  ne  grnndit,  ne  mrtril,  ne  vieillit  pas  en  chaque  instant. 
Son  Jjre  réel  e«t  sfHlionnnire  sur  cli.iqiie  palier,  et  eon  fonclion- 
nement  est  en  régime  permanent  entre  deux  modincalioiis. 


AN  A  LE  C  T'A 


LXXy 


Le  cerveau  s'imagine  soi-même  comme  un 
étrange  repli  dans  l'ctofïe  des  choses.  Il  lui  faut 
être  doué  de  propriétés  contradictoires  en  appa- 
rence, comme  d'appartenir  à  la  suite  et  de  n'y 
point  appartenir  entièrement.  Les  mots  :  «  devan- 
cer, attendre,  prévoir,  se  préparer  à,  différer  », 
nous  sont  propres  et  sans  emploi  que  pour  nous. 


LXXVI 
NÉBULEUSE   LAPLACIENNE 


Mais  quelle  rotation  a  détaché  la  sensibilité  de 
l'être  ;  et  la  conscience  connaissante  de  la  sensibi- 
lité ? 

Si  cette  conscience  est  un  édifice  dans  la  sensi- 
bilité ? 

Quand  on  s'éveille. 

Quand  on  s'endort. 


2^2 


TEL    QUEL 


LXXVII 

Pensée  est  la  chose  qui  est  en  même  temps  autre 
chose  que  soi  ;  et  qui  l'est  toujours. 

Et  quand  elle  se  pense  elle-même,  elle  ne  se 
reconnaît  pas  ;  et  dit  alors  quelle  se  connaît. 

Et  en  effet,  si  elle  essaye  de  se  saisir,  elle  trouve 
du  nouveau,  et  elle  appelle  se  connaître  :  percevoir 
de  l'inconnu,  du  surprenant,  du  neuf,  dans  le 
connu  même,  par  le  connu  même,  en  tant  que 
connaissance. 

Je  me  connais  en  tant  que  j'arrive  à  m'étonner 
moi-même,  à  me  trouver  inconnu,  à  me  percevoir 
c'est-à-dire  à  me  diviser  de  moi. 

Je  ne  prends  plus  une  image  pour  un  objet,  ni 
un  pincement  secret  pour  un  avertissement  mysté- 
rieux. Je  sens  que  tout  phénomène  m'est  exté- 
rieur ;  et  le  plus  profond  —  peut-être,  —  le  plus 
extérieur. 

Dans  ce  monde,  la  différence  de  phénomènes 
est  un  phénomène. 


2l^ 


^ANALECTd 


LXXVIII 


Qu'est-ce  qu'un  moment  —  un  éclair  ?  Sinon 
précisément  ce  qui  accumulé  ne  saurait  composer 
un  temps  :  le  contiaire  d'une  durée^  non  son  élé- 
ment. 


LXXIX 

ATTENTE    ET   VALEUR 
DE   L'INATTENDU 


C'est  l'imprévu,  le  discontinu,  la  forme  de  réel 
et  d'être  à  laquelle  on  n'aurait  jamais  pensé,  — 
qui  font  le  charme  et  la  force  de  l'observation  et 
des  expériences. 

On  croyait  contempler  ou  pressentir  les  solu- 
tions possibles,  et  il  y  en  a  une  autre... 


2S9 


TEL    QUEL 


LXXX 

Discussion  métaphysique.  Si  l'espace  est  fini,  si 
les  figures  semblables  sont  possibles,  si  etc. 

Ces  disputes,  de  plus  en  plus  serrées,  ont  le  pas- 
sionnant et  les  conséquences  nulles  d'une  partie 
d'échecs. 

A  la  fin,  rien  n'est  plus  —  sinon  que  A  est  plus 
fort  joueur  que  B. 

Parfois  il  en  ressort  aussi  qu'il  ne  faut  pas  jouer 
tel  coup  désormais.  On  se  ferait  battre. 
Ou  qu'il  faut  prendre  telle  précaution... 


LXXXI 
PROFONDEUR 


Profondes,  insignifiantes,  et  d'autant  plus  insi- 
gnifiantes que  plus  profondes,  ces  recherches  qui 
ne  cherchent  que  leurs  limites. 


270 


AN  ALECT'A 

Il  n'y  a  que  les  choses  superficielles  qui  puissent 
ne  pas  être  insignifiantes.  Ce  qui  est  profond  n'a 
point  de  sens  ni  de  conséquence. 

La  vie  n'exige  aucune  profondeur.  Au  con- 
traire 1 


Profond  est  (par  définition)  ce  qui  est  éloigné  de 
la  connaissance. 

Superficiel,  ce  qui  est  conforme  à  la  connais 
sancc  aisée  et  rapide. 

—  L'obscurité  est  profonde,  dit  l'Œil. 

—  Profond  est  le  silence,  dit  l'Oreille. 

Ce  qui  n'est  pas  —  est  le  profond  de  ce  qui 
est- 
Mais,  (puisque  nous  jouons  sur  ce  mot,  divi- 
sons-le...) distinguons  deux  profondeurs. 

L'une,  pour  y  placer  les  objets  que  nous  croyons 
que  notre  esprit  saisirait  par  un  simple  accroisse- 
ment de  ses  puissances  connues,  —  durée  d'atten- 
tion, —  persistance  des  impressions,  —  nombre 
des  actes  indépendants  ou  opérations,  ou  des  don- 
nées simultanées,  etc. 

L'autre,  pour  domaine  et  dimension  des  choses 
que  nous  croyons  exister,  mais  ne  pouvoir  être 
perçues  que  par  une  cormaissancc  douce  de  pro- 

271 


TEL     QUEL 

priétés  non  semblables,  non  homogènes  à  celles  de 
la  nôtre.  Cette  profondeur  est  le  lieu  d'objets  in 
connus  d'une  connaissance  inconnue... 


LXXXII 


Je  ne  déteste  pas  ces  questions  dont  l'intérêt  est 
aussi  grand,  l'importance  aussi  faible  qu'on  le  vou- 
dra. 

Il  y  a  de  ces  jeux  de  l'esprit  qui  l'approfondis- 
sent, l'amenuisent,  l'apprivoisent  à  la  complica- 
tion et  aux  prolongements  des  conceptions  ;  et  qui 
s'emparent  profondément  de  lui,  le  tourmentent, 
l'enchaînent  ;  mais  n'ayant  aucune  conséquence 
extérieure,  aucune  importance  directe,  il  s'y  peut 
livrer  librement  et  en  développer  les  difficultés 
symétriquement,  et  par  ordre  S 


I.  Le  réel  n'a  d'importance  pour  moi  que  dans  la  mesure  où 
il  supporte,  alimenle,  préserve,  excite,  sécrète  le  sensible  el 
l'intelligible,  et  donc  —  le  non-réel. 

272 


ANALECTd 


LXXXIII 


La  métaphysique  consiste  à  faire  semblant  de 
penser  A  tandis  que  l'on  pense  B,  et  que  l'on  opère 
sur  B. 

Avec  les  philosophes  il  ne  faut  jamais  craindre 
de  ne  pas  comprendre.  Il  faut  craindre  énormé- 
ment de  comprendre. 

Mais  il  faut  chercher  à  les  comprendre,  eux. 

Quand  un  philosophe  pense  à  VEtre,  il  prend 
une  certaine  configuration  à  demi  visible,  à  demi 
cachée.  Cette  configuration;  ne  doit  point  paraître 
dans  sa  pensée. 


Croire  à  X,  c'est  faire  que  X  ne  dépende  que  de 
moi. 

Ne  pas  croire  à  X,  c'est  voir  que  X  dépend  de 
conditions  non  données  ou  non  réalisées,  et  aux- 
quelles je  ne  puis  ou  ne  sais  suppléer. 


273 

18 


XEL    QUEL 


LXXXIV, 

Le  réel  ne  peut  s'exprimer  que  par  l'absurde. 

N'est-ce  pas  toute  la  mystique  et  la  moitié  de  la 
métaphysique  que  je  viens  d'écrire  ? 

En  vérité,  qui  veut  concevoir  le  moindre  phéno- 
mène chimique  ou  physique,  s'il  s'efforce  de  ne 
pas  y  introduire  ces  opérations  finies,  nettes, 
comme  de  séparer  une  masse,  de  discerner  le  vo- 
lume, de  la  structure  ;  celle-ci,  du  poids,  etc.,  de 
distinguer  le  temps,  du  changement  ;  la  vitesse,  de 
l'accélération  ;  le  corps,  de  sa  position  ;  les  forces, 
de  la  nature  et  de  la  situation,  etc.  s'il  peut  encore 
concevoir  quelque  chose,  —  c'est  un  rêve  qu'il 
aborde  et  explore. 

Et  pour  une  certaine  division  trop  fine  ou  atten- 
tion trop  poussée,  les  choses  perdent  leur  sens.  On 
dépasse  un  certain  «  optimum  »  de  la  compréhen- 
sion, ou  de  la  relation  possible  entre  l'homme  et 
ses  propriétés  ;  l'homme  tel  que  nous  nous  sentons 
et  nous  connaissons  l'être,  ne  pourrait  plus  exis- 
ter, être  conçu  dans  ce  petit  domaine  étrange  où 
pourtant  sa  vision  pénètre.  On  voit,  mais  on  a 
perdu  ses  notions  à  la  porte.  Ce  qu'on  voit  est 
indubitable  et  inconcevable.  La  partie  et  le  tout  ne 
communiquent  plus. 

274 


'ANALECT'A 

Ceci  est  général  :  en  logique,  au  microscope, 
dans  le  rêve,  dans  la  profonde  méditation,  dans  les 
états  horriblement  détaillés  de  douleur,  d'anxiété. 

L'optimum  ne  comporte  pas  ces  «  agrandisse- 
ments »  des  durées  ni  des  angles  de  vue  \ 


LXXXV 
RELATION 


L'être  mystique  est  transformable  directement 
en  être  «  immoral  ». 

L'être  moral  est  défini  par  l'existence  et  la  pres- 
sion d'une  règle  (quelconque)  d'origine  étrangère 
à  lui  :  —  le  «  devoir  »  doit  être  une  règle  sans 
charmes,  et  qui  n'est  plus  elle-même  si  on  lui  en 
trouve. 

Il  lui  est  essentiel  qu'elle  soit  une  gêne  et  excite 
la  répugnance  ^. 

I.  L'optimum  de  la  connaissance  est  sans  relation  simple  avec 
1©  réel. 

3.  L'amertume  essentielle  au  devoir.  Pas  de  devoir  suave. 
Faire  bien  doit  faire  du  mal. 


TEL    QUEL 

L'être  moral  se  meut  comme  le  chien  vient  au 
fouet.  S'il  venait  en  gambadant,  ce  serait  un  autre 
être,  et  la  moralité  ne  serait  plus  en  lui.  Le  dres- 
sage ne  doit  donc  pas  réussir  au  point  de  renverser 
les  valeurs  ;  car  le  comble  de  dressage  ainsi  atteint 
exclut  le  mérite.  La  mauvaise  humeur  est  un  ingré- 
dient nécessaire  du  mérite. 

Mais  un  mystique,  un  être  capable  d'aller  en 
chantant  aux  supplices,  est,  par  là  même,  tout  aussi 
capable  d'aller  au  péché  le  plus  noir,  le  plus  déli- 
cieux, —  avec  des  larmes  trop  chaudes.  Il  est  grave 
de  classer  toutes  choses  selon  les  sensations  qu'elles 
donnent.  L'un  placera  Dieu  à  l'infini,  mais  l'autre 
y  mettra  autre  chose.  Ce  sera  parfois  le  même,  et 
le  passage  de  lui  à  lui,  l'afïaire  d'un  instant. 


LXXXVI 

MONTRE   EN  MAIN 


Il  n'y  aurait  qu'à  attendre  pour  voir  le  sceptique 
îe  changer  en  croyant  ;  le  croyant  en  sceptique,  le 
rlassique  en  jauve,  et  réciproquement.  Afîaire  de 
oaticncc. 


«2^ 


'AN  ALECT'A 


LXXXVII 
L'ÊTRE   ET   LE   SAVOIR 


«  Savoir  »,  ce  n'est  jamais  qu'un  degré.  —  Un 
degré  pour  être. 

Il  n'est  de  véritable  savoir  que  celui  qui  peut  se 
changer  en  être  et  en  substance  d'être,  —  c.à.d.  en 
acte. 

Les  connaissances  les  plus  vaines  sont  celles  qui 
se  réduisent  en  pures  paroles  et  qui  ne  peuvent  sor- 
tir de  ce  cycle  verbal. 


LXXXVIII 

Quelle  que  soit  la  valeur,  la  puissance  de  péné- 
tration d'une  explication,  c'est  encore  et  encore  la 
chose  à  expliquer  qui  est  la  plus  réelle,  —  et  parmi 
sa  réalité,  figure  précisément  ce  mystère  que  l'on 
a  voulu  dissiper. 

27? 


TEL    QUEL 


LXXXIX 

Toute  psychologie  —  en  ce  qui  concerne  les 
valeurs  de  l'intellect,  —  se  réduit  à  ceci  : 

ce  qui  me  vient  à  l'esprit  ; 

ce  que  je  cherche  à  faire  venir  à  mon  esprit  ; 

ce  que  je  rejette  et  raye  de  l'avenir  de  mon 
esprit. 


XC 


Nous  n'en  sommes  pas  encore  au  moment  où 
la  psychologie  peut  avoir  à  faire  à  la  logique.  Il 
s'en  faut  !  La  logique  ne  peut  jouer  qu'à  partir  du 
moment  où  les  définitions  sont  bien  arrêtées,  où 
elles  sont  exprimées  définitivement  en  concepts. 
Le  jeu  ne  peut  commencer  qu'après  les  conven- 
tions arrêtées. 


l'j^ 


HN'ALECT'H, 

XCI 
OBJET   DE   LA   PSYCHOLOGIE 

L'objet  de  la  psychologie  est  de  nous  donner 
une  idée  toute  autre  des  choses  que  nous  connais- 
sons le  mieux. 

Arriver  à  s'étonner  des  habitudes  ;  à  considérer 
la  surprise  comme  probable. 

Se  faire  une  image  des  relations  d'images  ;  défi- 
nir nos  images  par  des  relations... 

Se  faire  du  Moi  un  non-Moi  ;  et  rapporter  à  un 
Moi  tout  le  non-Moi  — 

Toutes  les  Danaïdes  au  travail  .1 


XCII 
îvIONDE   PSYCHIQUE 

Essaie  de  concevoir  un  monde  étrange  oij  l'ap- 
proche, la  prévision  du  phénomène,  a  tous  les 

279 


TEL    QUEL 

effets  du  phénomène  :  —  où  les  hasards  redevien- 
nent comme  mus  désormais  dans  une  loi  :  où 
l'improbable  devient,  par  une  conséquence  de  sa 
production  une  seule  fois,  le  probable... 


On  ne  peut  se  figurer  assez  nettement  le  système 
psychique,  et  sa  singularité,  que  par  une  compa- 
raison constante  avec  le  monde  de  la  physique. 
J'entends  une  comparaison  fine  —  c'est-à-dire  en 
essayant  d'adapter  par  analogie  les  concepts  de  la 
physique,  son  langage,  et  ses  analyses  aux  faits 
psychologiques. 

Alors,  des  propositions  physiques,  les  unes  sont 
affirmées,  les  autres  niées  du  monde  psychique 
(mais  sous  réserve  de  la  possibilité  de  comparaison, 
naturellement). 

Surtout,  ne  pas  vouloir  que  les  résultats  de  ce 
rapprochement  soient  ceux  que  Ton  désire. 

Les  réactions  négatives  sont  encore  plus  remar- 
quables que  les  positives  \ 


1.  La  théorie  physique  utili(<fe  comint  fiaclif- 
280 


AN  ALECT  A 


XCIII 


Aujourd'hui,  17  mars  191.,  je  fais  profiter  un 
petit  travail  poétique  de  l'excitation  provoquée  par 
un  scandale  public,  par  les  cris  des  aboyeurs  de 
journaux. 

Ce  virement  de  crédits  nerveux  est  un  fait  géné- 
ral. Un  problème  de  géométrie  profite  d'une  co- 
lère. Un  bonheur  intellectuel  fait  que  le  mendiant 
soit  bien  reçu. 

Le  reflet  énergétique  d'une  émotion  va  éclairer 
une  idée  très  éloignée.  C'est  un  échange  perpétuel, 
essentiel. 

Mais  la  dépression  se  transporte  de  la  même 
manière. 

Croire  à  une  chose  c'est  pouvoir  ou  devoir  ajou- 
ter à  l'idée  de  cette  chose  une  force,  une  capacité 
de  résister  et  de  faire  agir,  extérieure  à  cette  chose 
même.  Une  énergie  d'emprunt  ^. 


I.  La  croyance  eet  un  virement. 
281 


TEL    QUEL 

XCIV 
DURÉE 


1.  En  songeant  aux  éléments  de  durée  d*un 
ouvrage,  je  retrouve  cette  pensée  :  les  impressions 
et  leurs  suites  ont  pour  tendance  générale  de  pro- 
voquer quelque  acte  qui  les  annule  :  j'ai  faim,  — 
je  mange,  je  n'ai  plus  faim. 

2.  Mais  pour  certaines  impressions,  l'acte 
qu'elles  provoquent  et  qui  tend  à  les  annuler,  les 
renouvelle  et  les  exaspère.  Ainsi  :  je  suis  gratté,  je 
me  gratte,  mais  le  passage  du  passif  à  l'actif  n'est 
que  de  rien.  Et  je  suis  forcé  de  me  substituer  à  la 
cause  de  mon  prurit.  C'est  un  cercle.  Pour  cer- 
taines autres  impressions,  il  n'y  a  pas  d'acte  qui  s'y 
oppose  directement,  je  n'ai  pas  de  main  qui 
atteigne  au  fond  de  ma  gorge,  qui  puisse  déchar- 
ger mon  estomac,  etc.  Alors  des  efforts  désordon- 
nés, violents,  surabondants,  ou  bien  la  distraction, 
la  multiplicité  d'autres  impressions  me  soulagent 
quand  il  est  possible. 

3.  Un  ouvrage  donne  une  impression.  Si  elle 
est  définissable  et  classable,  elle  est  finie.  On  s'en 

I 
282 


'ANALECTA 

défera  par  un  acte  classificateur.  Mais  s'il  faut  pour 
sa  durée,  et  pour  atteindre  une  certaine  intensité 
et  un  certain  efîet  esthétique,  qu'il  hante  la  mé- 
moire, qu'il  ne  soit  pas  résumable,  ni  facile  à  défi- 
nir ;  qu'il  n'y  ait  pas  d'acte  qui  le  satisfasse,  — 
trouver  les  conditions  de  cet  ouvrage  et  les  assem- 
bler dans  le  réel,  c'est  ce  qu'on  appelle  la  magie, 
la  beauté,  etc.  \ 

La  musique  ici  est  l'exemple  typique  :  obses- 
sion '. 

4.  Il  y  a  un  type  de  durée  qui  est  tel  que  la 
durée  soit  déterminée  par  le  seul  temps  de  l'acte- 
détente  ;  —  un  autre  qui  est  de  la  nature  d'un 
empêchement  :  un  autre  qui  est  diffusion,  nombre 
d'événements  en  tous  sens. 


xcv 


Ni  sur  la  mémoire,  ni  sur  la  pesanteur,  pas 
même    d'hypothèses.    J'entends     :    d'hypothèses 

I.  En  somme,  les  dimeinsiorrs  d'un  ouvrage  doivent  être 
déterminées  par  une  analyse  des  conditions  de  prolongement, 
de  renforcement  et  de  répétition  des  impressions. 

3.  La  Musique  hante  la  mémoire,  n'est  pas  résumable,  et  est 
indéfînissable. 


283 


TEL    QUEL 

utiles,  c'est-à-dire  qui  suggèrent  quelque  mode 
à' agir  sur  ces  liaisons. 


XCVI 

Les  impressions  ou  sensations  de  l'homme  prises 
telles  quelles,  n'ont  rien  d'humain. 

Elles  sont  de  l'ordre  d'une  surprise  —  d'une 
insuffisance  de  l'humain.  Nous  pouvons  —  mais 
non  toujours  —  rechercher  cette  mise  en  défaut 
—  rattraper  ce  qui  vient  d'être  —  à  l'état  informe. 

Et  ceci  est  la  racine  de  la  mémoire. 

Le  souvenir  est  (de  ce  point  de  vue  primitif)^  un 
fait  élémentaire  qui  tend  à  nous  donner  le  temps 
d'organisation  qui  nous  a  manqué  d'abord.  Ce 
temps  est  celui  que  j'appelle  de  seconde  espèce.  La 
durée  (perçue)  est  l'efîort  qu'il  faudrait  faire  pour 
maintenir  à  l'état  réversible,  en  état  d'équilibre,  le 
système  formé  de  demandes  extérieures  et  de  ré- 
ponses exactes. 

Durée  d'un  phénomène  —  grandeur  qui  mesure 
intensivement  et  inutilement  l'ensemble  des  modi- 
fications quelconques  qui  conservent  un  phéno- 
mène. 


ANALECTA 

XCVII 
PENSÉE  ÉCHAPPÉE 


Ce  n'est  pas  la  mémoire  qu'il  faut  accuser. 

C'est  le  chemin  qu'on  a  perdu  sans  l'avoir  pour- 
tant quitté.  Mais  il  a  fait  tant  de  tours  et  s'est  re- 
coupé tant  de  fois  !  La  pensée  qu'on  a  égarée 
existe,  —  elle  est  LA.  Mais  ce  monument  qui  est  à 
cent  pas  de  toi,  est  environné  de  rues  où  tu  te 
perds. 


XCVIII 
MÉMOIRE 


Un  jour,  je  me  suis  défini  la  mémoire  de  la 
manière  suivante  :  A  est  un  souvenir  si  à  partir  de 
l'impulsion  ou  excitation  E,  A  se  produit  au  bout 
d'un  temps  T.  Ce  temps  spécifique  définit  la  mé- 
moire. Définition  arbitraire,  difficile  à  justifier.  — 

285 


TEL    QUEL 

Mais  si  l'on  accorde  que  tout  souvenir  a  une  cause 
—  une  excitation-cause^  et  que  nulle  excitation  ne 
peut  ni  agir  instantanément,  ni  se  conserver  indé- 
finiment, on  voit  que  cette  définition  est  digne  de 
considération.  Elle  se  réduit,  au  fond,  à  accentuer 
le  caractère  réflexe  du  souvenir.  Il  s'agirait  d'avoir 
une  autre  condition  pour  recouper  celle-ci,  pour 
séparer  le  souvenir  des  autres  réflexes.  Ou  bien 
établir  que  précisément  le  temps  qu'exige  un  sou- 
venir est  caractéristique,  (lui  et  ses  multiples), 
de  la  mémoire,  et  la  sépare  nettement  d'autres 
réactions.  Mais  ce  serait  un  cercle,  puisque 
cette  démonstration  impliquerait  la  définition 
cherchée. 

Dire  :  toute  réponse  qui  se  dessine  aux  temps 
T,  2  T...  après  l'excitation,  est  un  phénomène 
applicable  au  passé,  semblable  (géom.)  à  un  phé- 
nomène passé,  explicable  par  une  opération  impli- 
quant autre  chose  que  ce  qui  est  et  qui  met  en  série 
ce  qui  est  après  ce  qui  fut  ^. 


I.  En  iomme,  mon  intenHon  était  la  suivante  :  arriver  à  éta- 
blir les  propositions  ci-n|)rès  : 

a)  au  temps  do  réarlion  psychologique  le  plus  bref  corres- 
pond l«  fait  de  conscience  le  plus  simple,  qui  eet  pure  rMlilu- 
tion  ou  répétition,  —  un  souvenir. 

b)  ce  temps  est  un  quantum  caractéristique. 

286 


^AUALECZ'A 

XCIX 
DES   SONS   ET  DES   ODEURS 


Les  enchaînements.  On  ne  peut,  et  donc  on  ne 
sait  enchaîner  les  parfums.  Si  on  le  pouvait  et 
savait,  quelle  musique  ! 

Pour  l'ouïe  la  variation  est  perçue  —  et  il  y  a 
enchaînements,  prolongement  possible,  musique. 

Comment  se  peut-il  ? 

Une  succession  d'odeurs  ne  donne  qu'une  pure 
succession  d'idées  (au  plus).  Mais  une  succession 
de  sons  peut  définir  un  être  nouveau,  parce  qu'elle 
peut  correspondre  à  un  acte  complexe. 

Un  son  isolé  est  plus  nul  (en  général),  qu'une 
odeur  isolée. 


c 

Les  odeurs  s'ignorent  entr'elles. 
287 


TEL    QUEL 


CI 

FUTUR   INTÉRIEUR 


Dois-je  attaquer  ou  attendre  ?  Fuir  ou  tenir  ? 

Dois-je  rire  ou  me  fâcher  ? 

La  réponse  est  fournie  par  la  structure  de  mon 
futur  intérieur.  Suivant  que  je  pénètre  et  que  je 
distingue  plus  ou  moins  loin  en  moi-même,  je  rirai 
ou  me  fâcherai. 


Cil 


La  moitié  d'une  pensée  n'est  pas  une  pensée, 
mais  elle  peut  être  perçue.  Une  pensée  est  un  quan- 
tum indivisible.  La  fonction  perçue  est  perçue,  — 
précisément  en  tant  que  pensée,  sans  confusion 
avec  l'objet  de  la  pensée  comme  il  arrive  générale- 
ment des  pensées  entières  \ 

I.  Qui  pense,  confond  néoossairem«nt. 

Qui  ne  confond  pas,  —  perçoit  la  pensée  du  pensant. 

288 


'ANALECTA 

La  pensée  utile  exige  une  confusion  de  son  objet 
et  de  l'acte  «  cérébral  »  qu'elle  est.  Mais  sa  rupture 
par  un  incident  rend  cet  acte  plus  sensible  que  son 
objets 


cm 


Prévoir,  c'est  voir  des  images  que  l'on  affecte  du 
signe  Avenir.  Il  y  a  donc  des  signes  (Passé,  Ave- 
nir) pour  affecter  les  images.  Le  signe  «  avenir  » 
nie  d'une  image  qu'elle  reproduise  le  passé  ; 
qu'elle  soit  conforme  au  présent  et  qu'elle  soit  sans 
rapport  avec  le  réel.  Alors,  le  seul  rapport  sera  de 
pouvoir  être  \ 

Le  mot  que  je  vais  dire  et  que  je  prévois, 
grande  probabilité.  Il  ^  a  donc  des  aires  de  prc- 


I.  L'avenir  considéré  comme  notatioft. 

a.  Probabilité  qui  dépend  €ll«-mêm«  d«  la  diirfe  probable  d* 
l'lat«iy^l$  ealre  la  prévision  et  l'événemeut. 

289 

V.     1» 


fTEL    QUEL 


CIV 


tyC  langage  sert  aisément  à  mettre  devant  la 
pensée  un  verre  très  grossissant,  qui  la  projette  aux 
yeux  étrangers  comme  monstrueuse  et  dilatée, 
quand  elle-même  n'était  pour  elle-même  qu'un 
peu  d'agitation  locale.  Mais  celui  qui  n'a  pas  le 
don  littéraire  exprime  par  contre  en  très  petit  ses 
plus  grandes  émotions  et  ne  peut  émettre  que  des 
épithètes  sans  force.  C'est  le  verre  diminuant. 


cy 

DOUTE 


Voici  un  bel  intitulé  de  chapitre  :  du  nombre 
des  choses  que  nous  n'avons  pas  encore  songé  à 
mettre  en  doute. 

Mais  à  propos  de  doute,  ce  grave  sujet  d'anciçns 
débats  un  peu  évaporés,  il  n'est  pas  de  philosophe 
récent  qui  ait  songé  à  le  transformer  plus  profon- 

ogo 


dément  que  l'a  fait  Descartes,  en  le  constituant  sur 
l'idée  et  la  présence  de  la  diversité  mentale.  Le 
doute  revient  alors  au  sentiment  des  variations  et 
en  particulier  à  l'admissibilité  de  tels  postulats. 

Attacher  à  tout  jugement  sa  vraie  nature  psy- 
chologique et  donc  le  groupe  entier  des  possibles... 


CVI 

Les  choses  les  plus  tragiques  ne  sont  pas  les 
choses  les  plus  sérieuses.  Même  elles  sont  à  l'anti- 
pode de  celles-ci. 

La  mort  enlève  tout  sérieux  à  la  vie.  —  C'est 
pourquoi  les  religions  ont  cru  devoir  faire  de  la 
mort  une  espèce  d'acte,  quelque  chose  comme  un 
mariage  ou  un  examen  ;  et  ont  ajouté  une  vie  fidu- 
ciaire subséquente  à  la  vie,  précisément  pour  faire 
à  la  mort  un  rôle  positif  dans  les  considérations  de 
vie,  et  faire  de  la  vie  une  fonction  de  variable 
complexe,  —  et  donner  enfin  à  la  mort  valeur 
actuelle,  exactement  comme  une  créance  à  valeur 
actuelle  et  négociable  \ 

I.  Le  suicide,  suppression  du  possible,  —  du  crédit  d«  l'ave- 
nir. Or  ce  crédit,  oe  capital  d»  pos«ibl«,  e«t  l'unique  fondenoent 
ou  argument  du  sérieux  d«  la  vie. 

291 


TEL    QUEL 


CVII 
GÉOMÈTRE 


Tandis  que  tel  insecte  est  merveilleusement 
outillé  pour  jouer  de  la  tarière,  pour  filer  ses  filets 
de  soie,  ou  pour  maçonner  de  cire  son.  espace 
polyédrique,  —  ce  très  gros  insecte  l'est  pour  la 
logique,  et  dévide  sans  jamais  s'embrouiller  ni 
rompre  son  fil  une  chaîne  de  conséquences  infinies. 


CVIII 

Un  espace  n*est  pas  un  ensemble  de  points.  Cela 
est  enfantin. 

Il  est  une  unité  comme  le  point  en  est  une. 

C'est  un  point  généralisé. 

C'est  la  chose  réciproque  d'un  point. 

292 


fANALECT  A 


CIX 


L'espace  est  un  corps  imaginaire  comme  le 
temps  un  mouvement  fictif. 

Dire  :  «  dans  l'espace  »,  «  l'espace  est  empli 
de  »,  —  c'est  définir  un  corps. 


ex 


Il  n*est  pas  de  proposition,  il  n'est  pas  de  des- 
cription, pas  de  raisonnement  dans  lesquels  les 
mots  de  temps  et  d'espace  ne  puissent  être  avanta- 
geusement remplacés  par  d'autres  termes  chaque 
fois  plus  particuliers  *. 

Temps,  espace,  infini  sont  mots  incommodes. 

Toute  proposition  qui  se  précise  les  aban- 
donne. 


I.-  Querelle  de  mois 

293 


ÇTEL    QUEL 

CXI 

ANTHROPOMORPHISME 


Si  un  fil  était  parfaitement  homogène,  quelle 
que  fût  sa  minceur,  quelque  poids  que  l'on  y  sus- 
pende, quelque  secousse  il  vienne  à  subir,  il  ne 
saurait  se  rompre,  — '  il  ne  saurait  où  se  rompre. 


CXII 

La  liberté  suppose  que  quelqu'un  mis  exacte- 
ment à  ma  place  ferait  autre  chose  que  moi.  Mais 
qui  définira  cette  place  ?, 


CXIÏI 

Le  sentiment  d'être  libre  peut  faire  partie  d*un 
être  nécessaire,  et  être  un  moment  d'un  fonction- 

294 


^AN  ALECT  A 

ncment  régulier,  comme  le  sentiment  de  voir,  de 
marcher  fait  partie  d'un  état  de  sommeil  (à  titre  de 
rêve). 

C'est  insérer  plusieurs  «  mondes  »  à  certains 
points  d'un  monde  unique  et  monodrome. 


CXIV 

Ma  liberté  est  de  ne  pas  savoir  d'où  viennent 
mes  idées,  c'est-à-dire  de  n'avoir  pas  une  idée  qui 
commande  et  assigne  toutes  mes  autres,  leurs  re- 
tours, leurs  amourCfl 


cxv 

PROBLÈME    INSOLUBLE 

Si  deux  Hommes  aimaient  précisément  les 
mêmes  choses  (et  rien  qu'elles),  auraient-ils  néces- 
sairement les  mêmes  répulsions  ?. 


2Q5 


[TEL    QVEL 


CXVI 

IMAGE   DE   LA   LIBERTÉ 


Je  ne  sais  plus  où  j'ai  représenté  le  «  problème 
de  la  liberté  »  par  cette  image  :  qu'on  se  figure 
deux  mondes  identiques.  On  remarque  sur  cha- 
cun d'eux  un  certain  homme,  le  même  agissant 
mêmement. 

Tout  à  coup,  l'un  des  deux  agit  autrement  que 
l'autre. 

Ils  deviennent  discernables. 

Tel  est  le  problème  de  la  liberté. 

J'ajoute  aujourd'hui  ceci  :  on  peut  représenter 
la  nécessité  par  l'identité  de  deux  systèmes. 

Dire  qu'une  conséquence  est  nécessaire,  c'est 
dire  que  deux  systèmes  identiques  en  A.  B.  C. 
seront  identiques  en  D. 


^9? 


14N  ALECT  A 


CXVII 


Le  crime  comme  soulagement  ef,  en  somme, 
—  moralisation  —  exorcisation  du  criminel  — 
(lequel  était  auparavant  peut-être,  bien  plus  crimi- 
nel, lourd  et  horrible  de  la  chose  devant  être 
faite...) 


cxvni 

Une  idée  très  compliquée  est  plus  légitime 
qu'une  simple,  car  les  choses  sont  aussi  compli- 
quées qu'on  le  voudra,  et  si  tu  veux  représenter  du 
plus  près  les  choses,  tu  seras  d'autant  plus  compli- 
qué. 

Mais  une  idée  très  compliquée  est  très  rare  ; 
antipathique  à  l'esprit,  et  au  langage.  On  peut  la 
rejoindre,  mais  il  sera  impossible  de  la  saisir  entiè- 
rement, de  la  conserver  et  retrouver  aisément,  de 
s'en  servir.  Le  sens  de  Vuùle  a  donc  fait  la  bonne 
réputation  du  simple. 


m 


TEL    QUEL 


CXIX 


Les  pensées  que  l'on  garde  pour  soi,  se  perdent  ; 
l'oubli  fait  voir  que  soi,  que  moi,  ce  n'est  per- 
sonne^ 


cxx 


Pas  de  révolution  plus  profonde  que  celle  qui 
remplacera  l'ancien  langage  et  les  anciennes  idées 
vagues  par  un  langage  et  des  idées  nets. 

Mais  peut-être  le  vague  est  indestructible,  son 
existence  nécessaire  au  fonctionnement  psy- 
chique *, 


I.  Car  r«sprit  se  meut  dam  le  vague,  du  vague  au  précis. 
298 


cxxi 

OPINIONS   PENSÉE   PARTIELLE 


La  partie  de  nos  pensées  qui  est  provisoire,  inc- 
tudiee,  simpliste,  résultant  de  la  date,  de  la  mode, 
de  la  classe  de  l'interlocuteur  présent,  du  décor... 
de  tout,  excepté  de  la  chose  même  qu'elle  semble 
viser,  c'est  l'opinion. 

Lorsque  l'homme  est  suffisamment  et  solide- 
ment sot,  lorsqu'il  ne  se  doute  même  pas  des  diffé- 
rences de  valeurs  logiques,  qu'il  ne  sent  pas 
l'escamotage  des  objections,  qu'il  confond  des 
impressions  primitives,  naïves,  avec  l'authenticité, 
etc.  l'opinion  en  lui  se  baptise  conviction. 

Mais  je  veux  dire  encore  un  mot  de  l'opinion. 

Pourquoi  telle  opinion,  non  telle  autre  ? 

Ici,  la  coutume  est  d'invoquer  le  sentiment. 

Sensibilités  différentes,  donc  —  etc.  Voir  Pascal. 

Le  pauvre  raisonnement  va  se  réduire  à  le  céder 
au  sentiment. 

Voici  un  autre  point  de  vue  : 

Il  s'agissait  d'abaisser  le  raisonnement.  Et  ce 
qui  abaisse  le  raisonnement  ce  ne  peut  être  que...  ? 
—  On  ne  risque  rien  de  l'appeler  sentiment  i 

299 


TEL    QUEL 

L'autre  point  de  vue  —  dit  : 

Vous  pensez  de  telle  sorte,  non  de  telle  autre  ; 
ce  peut  être  par  ce  que  la  puissance  de  presser  vos 
pensées,  de  les  faire  tendre  à  une  figure  précise,  s'est 
arrêtée  à  tel  point.  Si  vous  ne  savez  les  attaquer, 
les  presser,  les  traduire,  et  les  retraduire,  —  vous 
demeurez  à  tel  état.  —  Ou  si  le  temps,  le  goût 
vous  a  manqué,  attendez  encore  un  peu.  Telle 
pensée  qui  a  dormi  vingt  ans  s'éveille,  trouve  en 
moi  un  nouveau  maître  qui  la  rudoie  et  la 
change... 

Et  l'opinion  sur  tel  objet  dépend  donc  aussi  de 
cette  puissance  formelle,  des  adversaires  intérieurs 
suscités,  —  du  travail  interne,  —  du  sommeil  et 
du  réveil... 

Et  fort  peu  de  l'objet  même. 

Si  tout  raisonnement  se  réduit  à  céder  au  senti- 
ment S  c'est  celui  qui  cède  qu'il  faut  plaindre- 
Mais  ce  n'est  pas  le  raisonnement  qui  cède.  C'est 
moi.  —  Qui,  Moi  ?  —  Celui  qui  agit.  Car  l'autre 
est  variation  illimitée  ;  il  reviendra  sur  son  senti- 
ment ;  il  se  reprendra  au  raisonnement.  Et  ainsi 
de  suite... 

I.  C'est  là  un«  idée  de  Pylliie,  l'idole  ôe>  l'oracl*.  Le  BpOll* 
tané,  l'irrëdéchi  plus  précieux,  plus  digne  de  foi  que  le  rén('chi. 

300 


SUITE 


AQNPSIE  DESIRABLE 


Le  grand  malheur  de  l'homme  est  de  n'avoir 
pas  un  organe,  une  sorte  de  paupière  ou  de  frein, 
pour  masquer  ou  bloquer  à  son  gré  une  pensée  ; 
ou  toute  pensée.  Les  conséquences  seraient  étranges. 

Mais  au  contraire,  tels  que  nous  sommes,  nous 
pensons  d'autant  plus  que  nous  voulons  ne  pas 
penser,  et  plus  nous  le  voulons,  plus...  etc. 

J'ai  observé  sur  moi-même  l'ébauche  de  cette 
faculté  fantastique  d'inhibition.  J'ai  cherché  d'abo- 
lir directement  une  certaine  pensée.  Mais  rien  de 
plus  limité  que  les  effets  de  la  volonté  intérieure. 
Plus  l'on  s'éloigne  du  domaine  où  l'action  des 
muscles  striés  s'exerce  directement,  ou  indirecte- 
ment ^  —  plus  s'affaiblit  le  pouvoir  volontaire. 

L'impossibilité  de  supporter  une  idée,  —  une 

I.  Iadir«cUaaeat  dans  l'atteation. 
303 


TEL    QUEL 

simple  idée  ;  —  l'impossibilité  de  la  chasser  — 
celle  de  la  comparer  —  c'est  seulement  en  de  tels 
effets  que  se  marque  l'action  du  sentiment  sur  les 
idées,  contre  les  idées,  pour  les  idées... 


i^ 


ODEUR 


histable  est  la  sensation  de  l'odorat. 

La  perception  d'une  odeur  est  le  commence- 
ment d'une  connaissance  qui  n'arrive  jamais  à 
s'achever. 

C'est  une  sensation  purement  initiale. 

Quelque  chose  a  l'odeur  pour  signe,  et  cette 
chose  ne  peut  se  voir. 

L'objet  odorant  autour  duquel  se  distribue 
l'émanation  n'est  que  le  théâtre  de  l'activité. 

Cette  activité  m'est  cachée  et  j'ai  beau  étudier  le 
corps,  le  fragment  d'ambre,  la  goutte  de  sulfure 
de  carbone,  je  ne  vois  pas  ce  qui  travaille  et  vient 
m'impressionner  sous  les  espèces  de  l'odeur. 

Cette  odeur  d'anis  que  je  déteste,  il  y  a  si  long- 
304 


I 


SUITE 

temps  que  je  ne  l'ai  perçue  que  je  commence  à 
V imaginer,  à  la  retrouver  avec  curiosité  dans  une 
aspiration  voulue,  apprenant  à  Vaimer  indirecte- 
ment comme  souvenir  et  danger  sans  danger, 
puisqu'elle  est  absente. 

Aimer,  serait-ce  d'abord  jouer  en  toute  sécurité, 
s'adapter  avec,  de  façon  purement  libre,  légère  et 
intérieure  —  apprivoiser,  et  finalement  être  appri- 
voisé ?, 


SYMETRIE 


Il  y  a  une  sorte  de  réciprocité  entre  le  besoin  et 
l'objet,  (ou  l'image  de  l'objet),  qui  le  satisfera. 

Je  ne  pense  pas  à  boire  :  mais  ce  verre  à  ma 
portée  me  donne  soif. 

J'ai  soif,  et  j'imagine  le  verre  d'eau  délicieux. 

Ces  phénomènes  sont  symétriquçs,  —  à  la  dif- 
férence près  qu'il  y  a  entre  une  chose  et  son  image. 


^ 


m 

20 


TEL    QUEL 


AMOUR 


Ce  n'est  pas  la  femme,  c'est  le  sexe.  Ce  n'est 
pas  le  sexe,  c'est  l'instant,  —  la  folie  de  le  diviser, 
l'instant,  —  ou  celle  d'atteindre...  quoi  ? 

Ce  n'est  pas  le  plaisir,  c'est  le  mouvement  qu'il 
imprime,  c'est  le  changement  qu'il  demande,  har- 
cèle ;  et  lequel  atteint,  la  machine  de  la  crise 
s'écrase  sur  un  seuil  éblouissant  et  infranchissable  ; 
et  l'être  retombe,  brisé,  rompu,  couronné  d'une 
jouissance,  liquéfié,  achevé,  béat...  Mais  la  volupté 
cache  sa  défaite. 

Il  était  parti  pour  franchir...  et  il  est  vaincu, 
consolé,  inondé  de  volupté.  Il  n'a  fait  que  jouir.  Il 
n'a  fait  qu'engendrer.  Mais  quel  but  était  celui  de 
son  être  ?  Quel  extrême  ?  quel  suicide  ? 

Qui  déchiffrera  l'énigme  de  cette  folie  ?  Une 
telle  furie  n'était  pas  nécessaire  à  la  propagation 
d'une  espèce. 

L'Amour  a  cet  étrange  caractère  —  d'avoir 
pour  objet...  une  interruption., 


SUITE 


AMOR 


Aimer  :  disposer  intérieurement  —  donc  entiè- 
rement —  de  quelqu'un  pour  satisfaire  un  besoin 
imaginaire,  —  et  par  conséquence,  pour  exciter  un 
besoin  généralisé. 

Tout  l'être  peu  à  peu  s'intéresse  à  l'image  qui 
appelle  tout  l'être  au  secours  de  son  insuffisance. 

Aimer  —  être  troublé  par  l'idée  d'une  possibi- 
lité ;  et  ce  possible  se  faisant  besoin,  soif  impé- 
rieuse, obsession. 


^ 


AMOR  SIMPLE  ET  COMPLEXE 

Compare  la  bizarrerie  et  la  complication  des 
appareils  génitaux  avec  la  simplicité  de  la  notion 
de  l'amour  ;  la  bizarrerie  et  la  complication  de  la 
structure  cérébrale  avec  l'idée  simple  de  pensée, 
d'âme,  d'esprit. 

Il  ne  serait  pas  possible  «  d'aimer  »  ce  que  l'on 
connaîtrait  complètement. 

307 


TEL     QUEL 

L'amour  s'adresse  à  ce  qui  est  caché  dans  son 
objet. 

L'amoureux  pressent  le  nouveau  :  il  réfléchit  de 
nouveau  sur  toute  chose. 

Les  sensations  propres  de  l'amour  sont  en  de- 
hors des  lois  de  l'accoutumance.  Elles  ne  peuvent 
jamais  passer  à  l'inaperçu. 

Ce  qui  est  «  aimé  »  est,  par  définition,  en 
quelque  manière  inconnu.  Je  t'aime,  donc  je  ne  te 
sais  pas.  Donc  je  te  bâtis,  je  te  fais  ;  et  tu  te  défais. 
Je  te  fais  ma  demeure,  ma  toile,  mon  nid,  un  tissu 
d'images  pour  y  vivre,  pour  y  cacher  ce  que  je 
crois  avoir  trouvé,  pour  me  cacher  de  moi. 

Finalement,  pour  me  cacher...  en  moi. 

Toutes  les  délicatesses  de  l'amour  perfectionné, 
spiritualisé,  tendent  à  l'adaptation  de  plus  en  plus 
étroite  de  cette  image  cachée  à  l'idée  difïuse  du 
sujet  lui-même.  D'approximations  en  approxima- 
tions, l'idéalisation  dans  ce  domaine  peut  produire 
Tonanismc  et  l'homosexualité  (quoiqu'elle  ne  soit 
pas  leur  seule  origine).  A  la  limite,  l'étrange  idée 
d'être  au  plus  près  de  soi-même,  d'être  le  Même  et 
Y  Autre.., 


La  quantité  de  tendresse  à  ressentir,  à  exprimer 
en  un  jour,  est  limitée. 

308 


SUITE 

Il  y  a  une  sécheresse,  une  liberté  ;  et  une  joie  de 
sécheresse  et  de  hberté,  qui,  dans  les  phases  les 
plus  tendres,  parfois  paraissent,  choquent  —  ré- 
jouissent le  démon  qui  est  dans  l'amant. 

La  valeur  vraie  (c'est-à-dire  utilisable)  de 
l'amour  est  dans  l'accroissement  de  vitalité  géné- 
rale qu'il  peut  donner  à  quelqu'un. 

Tout  amour  qui  ne  dégage  pas  cette  énergie  est 
mauvais. 

L'indication  est  d'utiliser  ce  ferment  sexuel  à 
d'autres  fins.  Ce  qui  croyait  n'avoir  à  faire  que  des 
hommes  tourné  à  faire  des  actes,  des  œuvres  ^ 

Argument  à  l'appui  :  l'amour  humain  est  un 
développement  inexpliqué  de  l'ardeur  périodique 
animale. 

La  faim  et  la  soif  n'ont  point  dégénéré  en  «  sen- 
timents »  et  en  idolâtries.  Pourquoi  ?  Mais  le  rut 
devint  demi-dieu...  Peut-être  même  —  Dieu  ? 

L'homme  a  mis  Y  âme  dans  le  jeu  de  la  fonction. 

Comme  l'enfant  est  contenu  dans  l'homme  ? 

r.  La  «  production  »  dérivée  do  la  «  reproduction  bj 


TEL     QUEL 

Comme  l'enfant  est  contenu  dans  l'homme,  et 
comme  l'homme  l'est  dans  l'enfant  ? 

Il  y  a  plus  d'enfant  dans  l'homme  que  d'homme 
dans  l'enfant.  Ce  qui  se  voit  par  l'amour,  où  tant 
àt  puérilité  paraît,  compense  la  brutalité  essen- 
tielle. 

On  peut  juger  les  hommes  à  la  quantité  de 
sérieux  qu'ils  montrent  dans  l'acte  de  manger. 

Plus  animaux  ils  sont,  plus  ils  sont  sérieux.  Ils 
mastiquent. 


AUTRES 

L'inattention  de  l'adversaire  éveille  et  enivre 
mon  attention. 

La  haine  des  autres  est  chose  beaucoup  plus 
claire  que  l'amour  de  soi. 

3^0 


SUITE 


RIRE   AMER 


L'élément  de  «  joie  »  qui  est  dans  le  rire,  dans 
le  rire  amer  passe  au  conditionnel. 

C'est  une  complication  du  rire.  Et  contact  entre 
des  expressions  contradictoires.  Elles  se  modifient, 
s'altèrent  l'une  l'autre.  Ainsi  dit-on  :  Nord-Ouest. 
L'exact  s'exprime  par  deux  inexacts  qui  l'enca- 
drent et  s'excluent. 


^ 


Ce  simple  et  naturel  désir  de  vouloir  obtenir  les 
avantages  sans  avoir  les  inconvénients,  donne  la 
loi  de  mouvement  de  bien  des  choses  \ 


Sensibilité  essentielle. 

Le  plus  grand  problème,  Tunique,  est  celui  de 
la  sensibilité.  Nous  la  connaissons  sous  trois 
aspects. 

I.  Ne  pas  vouloir  payer. 

3ir 


TEL    QUEL 

Par  nous-mêmes  ;  opposés  aux  choses  ;  au  non 
moi. 

Par  observation  des  autres  vivants  —  (anesthé- 
sie,  etc.) 

Par  analyse  des  appareils  —  description.  La  sen- 
sibilité est  d'autre  part,  variation.  Elle  crée  le  pré- 
sent, —  l'éternel  présent  —  l'instabilité  constante. 


^ 


Qui  dit  sensibilité,  dit  modification  passagère 
d'un  système  qui  transmet  à  d'autres  systèmes  sa 
modification,  et  revient  à  son  premier  état. 

En  d'autres  mots,  la  sensibilité  est  toujours  un 
moyen,  une  propriété  essentiellement  transitive  ; 
elle  implique  autre  chose  ;  elle  n'est  pas  isolable  ; 
elle  est  finie.  —  Il  y  a  quelque  chose  avant  elle  et 
quelque  chose  après  elle. 

On  peut  dire  le  même  de  la  connaissance. 

Sentir  —  transmettre  ?...  ou  dissiper  ?  —  Mal 
transmettre  —  de  sorte  que  ce  qui  nous  constitue 
en  apparence,  —  notre  essence  apparente  —  serait 
le  déchet,  le  mauvais  fonctionnement,  la  perte  en 
cours  de  route  *  ? 


I.  Une  machine  parfailo  est  silencieuse.  Un  animal  parfait, 
parraitemeiit  adapté,  parfaite  harmonie,  n'aurait  conscience  ni 
pensée 


SUITE 


Cet  incident  a  jeté  dans  la  transaction  générale 
et  l'équation  des  choses,  —  {les  i?idividus  —  des 
croyances  qu'on  est  soi  —  qu'on  existe,  préexiste 
et  subsiste,  —  qu'on  est  but,  terme  final,  —  et 
vivante  opposition  à  la  transmission  pure  \ 

Peut-être  que  nous  transmettons  par  là,  à  un 
autre  système,  quelque  chose... 


^ 


La  sensibilité  peut  se  comparer  au  spectre.  — 
Au  milieu  du  spectre,  la  sensibilité  se  réfère  au 
«  monde  »  —  elle  se  confond  avec  lui,  ou  forme 
une  image  i?î sensible,  objective...  Vers  les  deux 
extrémités,  elle  donne  des  ultra-mondes  et  des 
infra-mondes  ;  plaisir,  douleur,  —  singularités, 
phénomènes  tout  isolés,  qui  ne  se  raccordent  pas  à 
l'image  d'univers,  à  la  grande  machine  des  choses 
qui  agissent  et  réagissent  les  unes  sur  les  autres 
comme  si  le  moi  n'existait  pas  ^. 

Problème  :  Est-il  possible  de  concevoir  une  re- 
présentation d  univers  dans  laquelle  les  perceptions 
d'objets  sensibles,  les  «  choses  »,  et  les  sensations 


I.  Nous  ne  voulons  pas,  nous  ne  savons  pas  être  de  purs  el 
simples  intermédiaires. 

î.  Il  y  a  une  sensibilité  qui  fait  parti©  du  fonctionnement  de 
régime  des  êlres  ;  et  une  autre  qui  réeulle  du  trouble  de  ce 
régime. 


TEL    QUEL 

isolées  —  plaisir,  douleur,  —  figureraient  simulta- 
nément ?, 

La  sensibilité  est  discontinuité.  Elle  est  faite 
d'instants  ou  éléments  isolés  les  uns  des  autres  et 
sans  lien  concevable  ni  perceptible.  Elle  est  toute 
en  chaque  fois  —  attachée  à  sa  propre  production, 
—  toujours  efïet  et  dépendance,  toujours  traduc- 
tion, intermédiaire  ;  mais  singularité,  origine,  et 
même  origine  absolue.  Je  suis  contraint  de  l'expri- 
mer par  cette  contradiction. 

Quelque  chose  en  nous  n'est  pas  assez  «  forte  » 
pour  continuer  l'image  du  monde  vers  Plaisir  ou 
vers  Douleur.  L'image  se  trouble  vers  les  bords.  Si 
je  me  brûle,  je  hurle,  et  je  ne  sais  pas  annexer  cette 
sensation  au  monde  déjà  fabriqué. 

Le  spectateur  n'existe  stable  qu'entre  des  limites. 
Il  est  détruit,  désagrégé,  dissous...  au  delà  et  en 
deçà  \ 

Aux  approches  de  ces  bornes,  —  plaisir  et  dou- 
leur, —  il  y  a  un  dédoublement.  —  Le  connaître 

I.  Le  domaine  du  speclaleur  est  borné  de  toutes  parts,  enve- 
loppé par  le  domaine  du  patient. 


SUITE 

se  mélange  d'être  ;  ou  plutôt  le  connaître  se  divise. 
—  Il  n'est  plus  d'un  seul  tenant. 

Douleur  et  plaisir  sont  sensations  isolées,  comme 
des  îles  d'existence  séparées  du  continent  du 
monde  objectif. 

Mais  ce  monde  est  donc  une  partie  de  quel 
monde  ^  ij 


3ÎC 


UNIVERS   NERVEUX 


La  Réalité  commune  est  un  cas  particulier  de 
V univers  nerveux  ;  ou  plutôt  —  un  état,  un  mo- 
ment, une  fréquence,  un  régime,  un  système  de 

valeurs... 

Une  partie  du  système  nerveux  est  vouée  à  l'illi- 
mité. Horreur,  douleur,  anxiété,  nausée  infinie, 
désirs. 

S'il  y  avait  un  art  de  la  médecine,  cet  art  serait 
de  jouer  au  plus  fin  avec  ce  système  étrange. 
• 

I.  Le  monde  objectif  est  partie  du  monde. 


TEL    QUEL 

Passer  entre  l'excitation  et  la  réponse,  ou  entre 
deux  réflexes. 

Tromper  ce  trompeur,  dont  le  cerveau,  son  fils, 
a  fini  par  se  dégoûter,  se  séparer  à  demi.  Quelle 
situation  !  Mythe  et  drame  possibles  !...  Le  cerveau 
loyal,  nu,  pas  profond,  toujours  trompé  par  la 
clarté^  cocufié,  —  enchaîné  à  ce  serpent  ou  femme 
nerveuse,  qui  en  sait  plus  que  lui,  moins  que  lui 
—  chacun  d'eux  y  voyant  dans  un  monde  inconnu 
de  l'autre,  réagissant  à  sa  mode  ;  l'un  et  l'autre  se 
jouant  les  plus  mauvais  tours,  nécessairement  ;  et 
pourtant  se  continuant  l'un  l'autre,  s'alimentant, 
s'aidant  et  s'entretenant... 

Adam,  et  Eve,  et  le  Serpent. 

Ménage  à  trois  du  cerveau,  du  sympathique  et 
du  vague, 

35c 


ANALOGIE 

Le  voleur  est  un  comédien.  Fait  comme  si  la 
chose  lui  appartenait. 

316 


SUITE 


ÎŒGARI> 


Les  yeux  de  chaque  homme  nous  parlent  de  la 
curiosité  qu'il  a. 

Leur  mobilité.  —  L'œil  est  organe  de  la  vision, 
mais  le  regard  est  acte  de  prévision,  et  il  est  com- 
mandé par  ce  qui  doii  être  vu,  t/eut  être  vu,  et  les 
négations  correspondantes.  Ces  verbes  sont  le  futur 
psychologique. 

La  variation  du  regard  en  direction,  en  vitesse, 
en  durée,  dépend  ou  de  ce  qui  frappe  et  tire  l'œil, 
ou  d'un  souvenir,  ou  d'une  attente. 


TÎr 


...  La  grande  caractéristique  de  l'homme  de  ne 
pas  être  à  ce  qu'il  fait,  —  s'en  ennuyer  ;  —  pou- 
voir agir  en  pleine  absence,  sans  aiguillon  ;  et  par- 
fois merveilleusement  mieux  que  s'il  prenait  sin- 
cère part  à  ce  qu'il  fait. 

Le  plus  fort  ou  le  plus  faible  est  celui  qui  se 
retire  le  plus  profondément  et  qui  s'éloigne  le  plus 
également  de  toutes  choses. 

Qui  peut  se  flatter  de  n'obéir  qu'à  des  impul- 


TEL    QUEL 

sions  connues,  —  connaissablcs  ;  de  ne  vouloir 
véritablement  que  ce  qu'il  veut  ? 

Ce  qui  veut  en  moi  ne  m'cst-il  pas  profondé- 
ment étranger  ?, 

L'Homme  et  le  Monsieur.  Fable. 

La  moralité  tombe  devant  la  clarté  comme  le 
vêtement  dans  un  pays  de  soleil. 

Il  y  a  des  vêtements  psychologiques.  Le  mon- 
sieur n'est  qu'accidentellement  un  homme. 
L'homme  cache  dans  des  étoffes  tout  ce  qui  em- 
pêche d'être  un  monsieur.  Il  n'y  a  pas  de  juge,  de 
prêtre,  de  savant,  de  propriétaire  tout  nus.  Il  n'y 
aurait  pas  de  mariage. 

Il  faut  un  certain  mystère  et  un  certain  double 
dans  la  conscience  pour  que  la  morale  existe.  Je  ne 
dis  pas  la  moralité  pour  les  autres,  que  la  moindre 
analyse  justifie  très  bien.  Celle  pour  soi  \ 

Entre  le  Monsieur  et  V Homme,  il  y  a  des 
degrés  :  L'homme  mal  vêtu,  l'homme  à  demi- 
vêtu  ;  en  chemise  ;  en  haillons  ;  en  costume  de 
bain.  Mais  au-dessus  du  Monsieur,  les  humains  qui 
portent  la  toge,  la  simarre,  la  chape,  les  plaques  et 
les  plumes.  A  chacun  de  ces  degrés  correspondent 
un  langage,  des  tours,  des  réactions,  des  licences, 

I.  Point  de  morale  «ans  quelque  mystère. 

a?8 


SUITE 

et  des  interdictions,  —  des  impulsions,  —  et 
même  un  courage  ou  une  timidité,  —  et  même 
une  réceptivité  et  une  résistance  physiologiques... 

L'homme  ne  s'est  élevé  qu'en  se  déguisant. 

Un  lion  rasé  et  rose  ;  un  aigle  déplumé  —  sont 
dégoûtants  à  imaginer. 

La  mauvaise  renommée  du  porc  domestique  lui 
vient  sans  doute  d'être  couleur  de  chair.  Car  il 
n'est  plus  sale  ni  plus  lubrique  que  tout  ce  qui  vit 
et  se  reproduit. 

La  franchise  est  de  se  conduire  et  de  s'exprimer 
comme  si  les  autres  n'avaient  point  de  nerfs. 

Peu  de  franchise  chez  les  êtres  trop  sensibles  qui 
souffrent  dans  la  peau  des  autres. 


TÎr 


Les  choses  se  font  toutes  seules.  Les  hommes 
jouent  la  comédie  de  les  accomplir.  Ils  font  les 
gestes  ;  mais  les  crimes,  les  œuvres,  les  amours  se 
dessinent  d'eux-mêmes  et  tissent  quelque  toile  où 
nous  sommes  empêtrés,  faisant  figure  d'y  travail- 
ler ;  nous  serions  bien  en  peine  d'engendrer  l'acte 
le  plus  simple  à  partir  de  nous  seuls  qui  ne  sommes 
rien.  J'ai  dit  :  l'acte  le  plus  simple,  et  cela  prouve 


TEL    QUEL 

le  reste,  car  il  n'est  rien  de  simple  ;  et  de  juger  un 
acte  simple  ou  plus  simple,  cela  prouve  qu'on  est 
étranger  à  son  acte. 

Les  vraies  unités  ne  sont  pas  les  hommes  ;  les 
vrais  acteurs,  les  vrais  auteurs  n'ont  pas  figure 
humaine.  Tout  s'agit  entre  des  êtres  qui  ne  se  peu- 
vent imaginer  \ 

L'homme  n'est  donc  peut-être  pas  V unité,  Télé- 
ment  à  choisir  pour  raisonner  à  fond  des  choses... 
humaines. 

La  moralité  accomplie  est  une  activité  inférieure 
de  l'être.  En  effet,  on  peut  lui  substituer  une  orga- 
nisation définie,  un  automatisme  impeccable  *. 

Il  en  est  de  même  de  la  logique,  pour  la  même 
raison.  On  peut  considérer,  d'un  côté,  tout  ce  qui 
peut  se  transformer  en  machinerie  ;  de  l'autre,  ce 
qui  est  transcendant  à  toute  machinerie.  Cette  der- 
nière catégorie  est  la  part  du  hasard  ;  c'est  ce  qui 
demande  collaboration  de  tout  le  système. 

Et  ceci  donne  : 

I.  Définition  de  l'automatisme  —  le  partiel, 
local  ; 

1.  Par  exemple,  quand  nous  disons  :  le  système  nerveux,  on 
bien  :  le  mHieu  extérieur,  ou  bien  :  la  pcns6e,  ou  bien  :  le 
r6el,  —  nous  renonçons  à  prendre  l'homme  pour  élément  de 
nos  réflexions. 

2.  L'être  moralisé,  achevé,  et  l'ôlre  qui  raisonne  en  touU" 
rigueur  sont  mécani«mes  l'un  et  l'autre. 

.^20 


SUITE 

2.  Définition  du  hasard  -—  ce  qui  requiert  le 
tout. 

Je  suis  honnête  homme,  n'ayant  jamais  assas- 
siné, jamais  volé,  ni  violé  que  dans  mon  imagina- 
tion. 

Je  ne  serais  pas  honnête  homme  sans  ces  crimes. 

L'État,  ce  Mot.  • 

L'homme  parle  : 

Il  ne  faut  pas  que  le  loup  mange  le  mouton. 
Cela  est  immoral...  Car  c'est  MOI  qui  dois  man- 
ger le  mouton. 

Il  ne  faut  pas  que  l'ivraie  étoufïe  le  bon  fro- 
ment. Car  c'est  Moi  qui  dois  broyer  le  bon  grain. 

Ainsi  parle  l'homme.  Mais,  plus  haut  encore, 
ainsi  parle  l'ETAT. 

Faire  la  Table  des  désirs  idiots  de  l'homme,  — 
pour  montrer  que  tous  ces  désirs  forment  la 
contr'épreuve  de  sa  nature,  se  déduisent  de  la  ren- 
contre ou  du  choc  de  X  et  de  la  «  réalité  »  ;  et  que 
même  les  dieux  désirés,  ou  craints,  ou  conçus,  sont 
terriblement   bornés   à   être   seulement   ce   que 

321 

21 


TEL    QUEL 

l'homme  ne  peut  être,  (au  lieu  d'cttè  tiitrUllkUsc- 
ment  étrangers  à  l'homme). 

Connaître  l'avenir. 

Etre  immortel. 

Agir  par  la  seule  pensée. 

N'être  que  plaisir  perpétuel* 

Impassible,  incorruptible,  ubique. 

Vaincre,  conquérir,  posséder. 

Etre  adoré,  admiré. 

Ensemble  d'impossibilités  ou  d'improbabilités. 

Construction  naïve,  (par  négation),  de  toutes  les 
perfections  du  diîu  \. 

Une  févolutiôrt  fait  en  detix  jours  l^ôUVfâge  de 
cent  ans,  et  perd  en  deux  ans  l'cieUvfe  de  cinq 
sîécleé.. 

îî  faut  piétinei-  ensuite,  et  même  faire  pife,  poiit 
se  raccorder  à  la  courbe  d'évolution. 

Une  révolution  est  produite  pât  la  seAsàtion  de 
lenteur  d'une  évolution.  Si  les  choses  changent 
assez  vite,  pas  de  révolution. 

Po\ir  faire  rtiàrChet  les  hommes  ou  les  faire  tenir 

T.  Faire  quelque   cho^e   de   rien  ;  et  sui  lout   :   Tout  savoir, 
(upiciue  noo-MûSl 

322 


SUITE 

tranquille^,  il  fâlit  oti  les  exciter,  oti  lèà  faisciher,  ou 
ks  efïi-siyèr.  Lé  désir  ;  la  suggestion  ;  la  menace, 
et  leurs  coittlbinaisons.  On  peut  représenter  céS 
trois  modes  par  trois  musiques.  La  menace  la  plus 
gravé  est  là  plue  indéterminée  :  celle  qui  ouvre  les 
portés  sUr  l'obsetir  ;  et  l'obsciir  a  toutes  les  dimcii- 
sions,  contient  toutes  les  hypothèses  Monstrueuses. 
Cette  nléfiàee  attaqué  lé  fond  du  fond  et  Semble  a 
peiné  commencer  aux  limites  extrêmes  de  Pâmé. 

L'amour  est  le  type  des  grands  excitants.  Il 
faut  y  prendre  son  modèle,  les  lois  de  croissance 
des  impressions.-;,  été; 

Quant  à  la  fascination,  la  stupeur  créée,  — 
comme  la  longue  station  dans  un  paysage  éclairé 
par  la  lune,  et  ce  calme  vous  entourant  de  bande- 
lettes, —  l'attente  indéfinie,  —  tout  l'être  deve- 
nant un  sens  passif,  iiiï  œil  qui  ne  voit  plus  qu'une 
chose,  une  oreille  qui  suit,  précède,  obéit,  —  obéit 
en  devançant  —  et  tout  l'être  devenant  inhabité 
par  soi-même,  désert  comme  ce  lieii  lunaire,  prêt 
à  féééVoir  Mé  volonté  éti-angèi-e. 

Sentiments  chassés  de  l'esprit. 

Utï  temps  peut  venir  où  ce  qui  aura  été  piidetir, 
honte,  regret,  remords,  etc.,  chez  l'homme  d'hief 
et  d'aujourd'hui,  seront  réduits  à  leurs  rudiments 


TEL    QUEL 

réflexes  et  devenus  incapables  d'importance  psy- 
chologique —  incapables  de  soutenir  l'examen  et 
la  conscience  ;  —  mais  curiosités  fonctionnelles, 
survivances  dont  on  connaît  bien  la  naïve  machine. 

L'homme  incrédule  quant  à  ses  sentiments,  et 
sans  illusion  sur  son  moi  ;  qui  se  regarderait  rougir 
comme  il  regarderait  un  réactif  colorer  une  solu- 
tion, —  ce  sage  —  il  devra  donc  subir  sa  vie 
comme  une  étrange  nécessité  —  aimer,  soufîrir, 
pâtir,  vouloir,  —  comme  on  accueille  les  jours  et 
les  fluctuations  du  temps. 

Cynique  —  sceptique  —  stoïque  ?. 


DEVOIRS 


De  l'Inconscient. 

Garder  la  liberté  de  son  esprit  dans  certaines 
occasions  est  considéré  comme  un  crime. 

Même  par  soi-même.  Sois  ému. 

Il  y  a  donc  des  devoirs  pour  la  sensibilité  comme 
il  en  est  pour  l'action. 

Il  en  est  même  pour  la  mémoire.  Mémento 
mari,  etc. 

A  tous  ces  devoirs  correspondent  autant  de  fein- 

324 


SVITE 

tises,  sans  lesquelles  les  individus  n'auraient  point 
de  traditions  ni  de  compréhension,  ajjectives. 

Tout  enthousiaste  contient  un  faux  enthou- 
siaste ;  tout  amoureux  contient  un  feint  amou- 
reux ;  tout  homme  de  génie  contient  un  faux 
homme  de  génie  ;  et  en  général,  tout  écart  con- 
tient sa  simulation,  car  il  faut  assurer  la  continuité 
de  personnage  non  seulement  à  l'égard  des  tiers, 
mais  de  soi-même. 

La  rigueur  de  l'esprit  est  une  espèce  de  morale 
qui  n'est  pas  favorable  à  l'autre  morale.  Aucune 
morale  de  pure,  voilà  ce  qu'enseigne  celle-là. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  l'on  surmonte  quoi  que 
ce  soit  a  priori. 

Il  est  vain  de  condamner  le  mal  que  l'on  n'a  pas 
fait. 

C'est  en  parler  comme  l'aveugle  des  couleurs. 

Le  pur  qui  parle  du  mal  ne  sait  pas  trop  ce  qu*'' 
dit.  Le  juste  fait  rire  l'infâme. 

325 


TEL    QUEL 

Ni  morale  ni  de  mqralistcs  sans  une  certaine 
organisation  réflexe  qui  termine  et  domine  l'intel- 
lect. Il  faut  que  la  pudeur,  la  honte,  l'indignation, 
l'euphorie  des  idéaux,  la  sensation  du  juste  et  de 
l'injuste,  soient  des  seuils  infranchissables  à  la 
pensée. 

Ces  sensations  §opt  le  propre  de  l'homme  moral. 

Si  l'on  supprime  ou  que  l'on  néglige  ces  bizarres 
productions  de  la  sensibilité,  la  rnorale  qui  est  l'art 
d'en  jouir,  de  les  composer,  de  les  opposer,  de  les 
rendre  plus  aiguës,  plus  fines,  plus  pures  ;  qui  n'en 
finit  plus  de  les  discriminer,  de  les  irriter,  de  faire 
se§  bpuqiîets  dp  vertus  et  dp  vices,  se  perd.. 

Le  moraliste  s'arrête  dans  ses  réflexions  dès  qu'il 
obtienf:  de  soi  la  jouissance  physiqtie  cje  louer  ou 
de  condamner,  de  mépriser,  de  maudire,  de  se 
réconcilier,  de  juger.  S'il  allait  plus  avant,  il  ces- 
serait de  l'être,  changerait  de  métier. 

Mais  il  s'arrête,  c'pst  donc  bien  que  son  affaire, 
la  morale,  touche  et  ne  peut  cesser  de  toucher  la 
terre  même  dp  l'êtrp,  Ip  registre  du  plaisir  et  de  la 
douleur.  La  morale  a  besoin  immédiat  de  l'appa- 
reil sensitif  je  plus  siniple,  aux  sensations  duquel 
elle  consiste  à  donnpr  des  yalpurs  absolues. 


32J5 


SUITE 

TÛT 

MORALITÉ  ET  CONSCIENCE  DE  SOI, 
JAMAIS  EN  ÉQUILIBRE 

Un  homme  très  «  conscient  »  de  sa  pensée, 
prend  difficilement  au  sérieujf  sa  conscience  mo- 
rale -T-  scrupules,  obstacles,  allers  et  retours,  etc. 
Il  subit  l'impulsion  —  la  jfige  mauvaise,  se  voit 
pou:sc,  retenu,  se  rit  de  se  voir  entre  le  mal  et  Iç 
bien,  se  trouve  plus  vaste  que  l'alternative,  se 
moque  de  soi  -^^  et  d.e  la  mécanique  de  sa  vertu. 
—  Car  s'il  la  suit,  et  s'il  se  voit  la  suivre,  il  ne  peut 
échapper  à  la  placer  dans  l'automate  —  où  rentre 
tout  ce  qui  est  à  la  fois  vu  et  fini. 

...  Moi.  Moi  !  est-ce  possible  que,  Moi,  j'aie  fait 
le  bien,  que  j'aie  fait  le  mal  ?  Ce  n'est  pas  moi  qui 
rougis...  Ce  qui  rougit,  —  ce  qui  se  sent  heureux 
du  bien  accompli  —  c'est  comme  mon  corps,  mon 
ombre,  mon  physique,  ma  surface  —  cela  est  de  la 
nature  de  ces  corps  visibles  sur  un  miroir  —  et  qui 
se  correspondent  et  se  forment  dans  un  'lieii  où  il§ 
ne  peuvent  pas  être,  et  vont  faire  partie  de  leur 
partie,  comme  toute  la  chambre  va  se  peindre  sur 
un  petit  bouton  de  cuivre. 

m 


TEL    QUEL 
il 

CRITIQUE   DES   DÉSIRS 


Les  plus  importantes  pensées  sont  celles  qui  con- 
tredisent nos  sentiments. 

Rien  de  plus  sot  que  de  considérer  l'objet  de  son 
désir  comme  chose  véritablement  désirable.  Tandis 
que  je  désire,  il  doit  me  souvenir  de  l'erreur  que 
je  puis  commettre  en  désirant. 

Il  faut  prendre  le  temps  de  laisser  venir  un 
désir  contraire  à,  —  ou  incompatible  avec  —  le 
désir  que  je  sentais.  Ou  un  dégoût. 


ANGOISSE 


Quand,  dans  une  phase  d'angoisse,  au  milieu  de 
la  nature  intérieure  inquiète  et  surtendue,  se  des- 
sine un  espoir,  une  esquisse  de  renversement  de  la 
situation,  quel  état...  quel  mélange  dans  lequel 
l'angoisse   s'applique   à   l'attente   des   triomphes, 

328 


SUITE 

quelles  harmonies  étranges,  contrastes,  négations 
du  bien  !  On  demande  presque  pardon  au  mal. 
On  craint  de  l'offenser  en  accueillant  le  mieux  et 
le  bien.  On  craint  ce  qu'on  espère... 

Quand  la  sagesse  se  rend  sensible  par  contraste... 

Le  désir  et  le  dégoût  sont  les  deux  colonnes  du 
temple  du  Vivre. 

La  sagesse,  souvent  au  détour  de  la  folie,  au  sor- 
tir de  l'épilepsie  brève  et  de  l'orage,  dans  l'observa- 
tion maintenant  fort  calme  de  ce  qui  avait  surgi 
des  profondeurs  par  le  soulèvement  et  le  cata- 
clysme nerveux. 

Ce  qui  troublait,  naissait,  éclatait  est  accompli. 
Le  durable  s'accuse.  La  sagesse  est  par  là  définie 
comme  le  durable,  et  le  commencement  de  la 
sagesse  comme  l'apparition  du  durable. 

L'homme,  quand  sa  fureur  ou  son  erreur  s'exté- 
nuent, se  divise,  et  situe  hors  de  lui  ce  qui  vient 
d'être  lui.  Les  souffrances,  les  sottises,  les  actes 
échappés  lui  composent  un  monde  de  l'abominable 
et  de  l'absurde,  —  auquel  il  ne  peut  penser  sans 
un  recul  étrange,  —  sans  créer  un  autre  lui-même 
tout  indépendant  des  événements. 

L'homme  ne  se  reconnaît  pas  dans  celui  qu'il 
vient  d'être,  quand  celui  qu'il  vient  d'être  se  rcpré- 

329 


TEL     QUEL 

sente  à  Ipi  avec  uae  grande  précision  :  il  ne  se 
reconnaît  que  dans  un  être  capable  de  modifica- 
tions ;  encore  et  toujours  capable  de  faire  ou  de 
ne  pas  faire. 

Le  principe  de  s'attendre  au  pire  est  une  ma- 
ladie qyi  faif  le  plj4S  grar^d  ravage  quand  le  patient 
fte  peijp  f ien  g  çp  pipil  qu'ij  redoute  ti  pense  pro- 
bable. 

L,a  vanité,  grande  ennemie  de  l'égoïsme,  peut 
engendrer  tous  les  effets  de  l'amour  du  prochain. 

L'artiste  ne  doit  jamais  parler  de  son  génie,  car 
l'objet  même  de  ses  peines  est  de  faire  naître  ce 
mot  sur  les  lèvres  des  autres  ;  lui,  paraissant  tout 
absorbé  dans  le  souci  et  dans  l'extase  de  son  oeuvre. 

Il  ne  faut  pas  traiter  les  gens  à' imbéciles  —  le 
mot  incomplets  serait  généralement  plus  appro- 
prié. 

Nous  le  voyons,  quand  nous  sentons  que  nous 
n'avons  pas  tous  nos  moyens. 

630 


SVITE. 

FOUMU  CONSERVES 

Le  progrès  des  hommes  a  demandé  impérieuse- 
ment la  découverte  de  procédés  de  conservation. 
Sous  forme  de  pain,  de  fromage,  de  viande  salée, 
de  produits  de  la  cuisson  et  des  saumures,  on  a  pu 
constituer  des  réserves,  c'est-à-dire  du  temps  libre. 
Sous  forme  de  capital  ef  d'échanges,  ce  temps  a 
été  encore  accru,  et  le  pouvoir  de  conservation  ré- 
parti et  consolidé.  Ce  loisir  a  créé  les  sciences  et  les 
arts. 

Or,  ces  connaissances  elles-mêmes,  ces  conser- 
vations d'instants  favorables  et  de  procédés,  se  sont 
augmentées  par  une  nouvelle  application  de  la 
volonté  de  conservation.  Pour  conserver  ces  ri- 
chesses d'un  autre  prdre  et  les  multiplier  par 
l'échange,  la  forme  (au  sens  intellectuel)  est  inter- 
venue. 

L'échange  engendre  la  forme. 

Ceci  admis,  on  en  déduirait  que  la  forme  doit 
être  ce  qui  adapte  l'idée  ou  les  souvenirs  au  lan- 
gage, et  le  langage  à  la  mémoire.  Il  faut  rechercher 
quels  sont  les  ennemis  de  la  durée  d'une  idée,  ou 
d'une  connaissance  quelconque, 

33^ 


TEL    QUEL 

L'attaque  incessante  de  l'esprit,  l'objection,  la 
transmission  de  bouche  en  bouche,  l'altération 
phonétique,  l'impossibilité  de  vérification,  etc., 
sont  les  causes  de  destruction,  de  corruption,  de 
ces  réserves  de  l'esprit.  A  partir  de  cette  table  de 
dangers,  les  principaux  moyens  imaginables  pour 
les  combattre  :  rythmes,  rime,  rigueur  et  choix 
des  mots,  recherche  de  l'expression  limite,  etc., 
auxiliaires  de  la  mémoire,  garants  de  l'exactitude 
des  échanges,  et  du  retour  de  l'esprit  à  ses  repères, 
—  apparaissent. 


PENSEURS 

Penseurs  sont  gens  qui  re-pensent,  et  qui  pen- 
sent que  ce  qui  fut  pensé  ne  fut  jamais  assez  pensé. 

Revenir  sur  une  question,  sur  un  mot,  —  y 
revenir  indéfiniment  ;  y  revenir  presque  comme  on 
revient  à  son  bureau,  —  à  un  café...  Ne  pouvoir 
se  passer  de  n'être  satisfait  d'aucune  solution,  — 
cela  existe  :  il  y  a  des  hommes  dont  c'est  la  vie  et 
le  bonheur. 

Ils  ont  donc  instinctivement  créé  toutes  les  ques- 
tions insolubles,  —  les  questions  pour  penseurs 
seuls... 


SUITE 

Supposé  l'homme  obligé  de  gagner  sa  vie  de 
chaque  jour,  n'ayant  loisirs,  ni  sécurité,  alors  dis- 
paraît toute  notion  de  mission,  d'œuvre,  de  créa- 
ture privilégiée,  de  destinée  unique  devant  être 
remplie.  Tout  ceci  donc  est  postérieur  à  l'acquisi- 
tion de  réserves,  à  l'assurance  du  lendemain,  à  la 
jouissance  du  passé,  et  du  capital  accumulé. 

Il  faut  que  le  temps  et  les  ressources  surabon- 
dent pour  que  l'on  songe  à  être  jils  de  Dieu,  nour- 
risson des  Muses,  personnalité  ;  pour  se  croire 
quelqu'un,  et  non  le  jouet  de  tout  dans  chaque  ins- 
tant. 

Les  mauvais  moments,  les  malaises,  les  dou- 
leurs et  l'anxiété,  nous  mettent  dans  l'état  de  ga- 
gner, de  garder  notre  vie,  non  plus  de  chaque  jour, 
mais  de  chaque  minute. 

Alors,  plus  de  pensée,  plus  d'actes  non  réflexes  ; 
mais  une  lutte,  une  agonie,  une  vie  disputée,  un 
présent  sans  horizon.  Il  n'y  a  plus  de  temps,  mais 
une  durée. 

Ce  n'est  plus  être  un  homme  ;  mais  une  succes- 
sion d'événements  locaux,  un  efïet  de  coïncidences 
et  de  conditions  instantanées. 

Or,  cet  état  est  le  véritable.  La  substance  de 
l'homme  est  accident. 


333 


JEL     QUEL 


^ 


Les  vivants  eons'ti-uiSent  paiif  doter-  Là  phhtt 
le  fait  voir. 

Durée  est  construction^  vie  est  construction, 
reconstruction.  Sans  se  lasser,  rebâtir.  Nous  admi- 
rons un  insecte  qui  recommence  le'  travail  iridéfifiî- 
mcnt  quand  noué  détruisons  indéfiniment  Soft 
ouvrage  ;  ainsi  le  monde  fait  de  motre  cor|Js,  et 
celui-ci  se  défend  comme  l'insecte.  Chaque  pulsa- 
tion, chaque  sécrétion,  chaque  somiïieil  réprenrlent 
aveuglément  l'ouvrage. 

La  conservation  est  l 'acquisition  fondamentale. 


^ 


LITTERATURE 


Le  style  sec  traverse  le  temps  comme  une  fnonlîè 
incorruptible^  cependant  qtie  les  autres,  gonflés  de 
graisse  et  subornés  d'imageries,  pourrissent  dans 
leurs  bijoux.  On  retire  pliis  tatd  quelques  dia- 
dèmes et  quelques  bagués,  de  leurs  tombes. 


334 


SUITE 


CËitÉRiUM 


Les  choses,  à  rôtcasiofï  desquelles  fioiis  troti- 
vons  le  plus  vite  et  le  plus  nettement  lés  mots  les 
plus  justes  et  k$  plus  forts,  sont  certainement  celles 
que  nous  Sommes  faits  pour  faire,,  ou  pour  àppro- 
fondiii 

Lé  soleil,  le  matin,  éclaire  en  eux-mêmeS  les 
objets  <^ui  sont,  —  les  idées  toutes  formées  et  figu- 
rées, etc.. 

Mais  la  nuit  complète  est  éclairée  par  ses  idées, 
—  elles  illuminent  de  leur  rayonnement  les  objets 
possibles,  les  idées  profondément  encore  enga- 
gées ^. 

Je  ferme  les  yeux  pour  laisser  rayonner  les  restes 
ou  des  commencements  de  restes.  C'est  ici  le  séjour 
des  mânes  des  impressions. 


Paresse  émotive,  vergogne  de  souvenir.  Morfeur 

I.  Le  jour  jga'éclâîré  me«  idéee.  l^ès  idées  iii'Scïàîrënt  ffîa  nuit. 

335 


TEL    QUEL 

de  revivre  tel  passé.  Ces  choses  existent,,  ces  bêtises 
révélatrices. 

Avoir  honte  d'une  fausse  démarche  sans  consé- 
quence, il  y  a  vingt  ans. 

O  paresse  de  Moi  !  —  ne  pouvoir  irriter  le  petit 
membre  du  cerveau  qui  ferait  vibrer  tel  timbre 
depuis  l'enfance  inentendu  ! 

Je  pressens  qu'un  ennui  bien  passé,  une  honte 
oubliée,  un  aiguillon  demeuré,  reprendraient 
quelque  vigueur.  Alors,  qu'est-ce,  le  passé  ?  —  Et, 
par  ailleurs,  je  décompose  cet  ennui.  Je  le  prévois 
et  je  l'évite.  Je  le  divise  en  deux  moments,  en  deux 
états,  dont  l'un  n'est  que  l'annonce  de  l'autre  et 
peut  en  quelque  mesure  ou  bien  l'amener,  l'intro- 
duire dans  toute  sa  vigueur  et  cruauté  première  ; 
ou  bien  éveiller  ma  défense,  exciter  de  quoi  repous- 
ser, réprimer  le  développement  redoutable  de  mon 
souvenir,  ou  de  ma  pensée.  L'ombre  de  l'idée  effa- 
rouche l'idée. 


Enfer  du  penseur. 

Le  ciel  étoile  —  comme  si  le  Tout  méditait,  et 
qu'il  enfantât  ces  lois,  dans  un  inextricable  mé- 
lange de  simple  et  de  complexe,  et  dans  un  effort 
qui  engendrât  masse,  temps,  lumière  et  espace, 
sans  les  distinguer^  les  faisant  se  courir  l'un  après 

336 


SUITE 

l'autre  dans  une  relativité  sans  issue,  —  l'enfer  du 
penseur. 

L'esprit  vole  de  sottise  en  sottise  comme  l'oiseau 
de  branche  en  branche. 

Il  ne  peut  faire  autre  chose. 

L'essentiel  est  de  ne  point  se  sentir  ferme  sur 
aucune. 

Mais  toujours  inquiet  ;  et  l'aile  prête  à  fuir  cette 
plus  haute  et  dernière  proposition  où  il  vient  croire 
qu'il  domine... 


Tout  le  problème  du  rêve  est  celui-ci  :  Puis-]e 
véritablement  imiter  le  rêve  dans  la  veille,  —  c'est- 
à-dire  puis- je,  au  moyen  des  propriétés  de  l'instant, 
composer  une  durée  ? 

On  ne  devrait  pas  dire  :  j'ai  fait  un  rêve,  mais  : 
je  fais  un  rêve. 

La  ressource  presque  unique  pour  nous  définir 
le  rêve  est  de  nous  faire  un  rêve  pendant  la  veille  ; 
comme  on  imaginerait  fortement  d'avoir  froid 
pendant  qu'on  a  chaud.  Mais  plus  difficile. 

Les  récits  ou  souvenirs  de  rêve  ne  servent 
presque  de  rien,  car  les  précautions  qu'il  faudrait 

337 


TEL    QUEL 

prendre  pour  les  utiliser  en  vue  d'une  analyse 
posent  des  problèmes  qui  sont  précisément  du 
même  ordre  que  le  problème  lui-même,  (si  tout  le 
problème  ne  consiste  pas  à  les  poser). 


TÎr 


La  parole  est  le  gouvernement  d'un  homme  par 
un  autre.  On  m'appelle.  —  Je  me  tourne.  On 
m'insulte,  —  je  m'étonne,  je  m'irrite,  je  réponds 
par  un  coup...  mais  j'obéis.  C'est  obéir  :  ma  réac- 
tion a  pu  être  prévue. 

Une  petite  phrase  est  dite  devant  un  Tel.  Elle  le 
frappe.  Son  attention  est  créée  ;  et  pourtant  cette 
phrase  ne  l'intére  i  raisonnablement  pas.  Il  l'ou- 
blie. Elle  ne  s'oublie  pas.  Elle  se  perpétue  et  se 
régénère  en  lui  sans  qu'il  le  sache.  Elle  travaille. 
La  voyez-vous  dans  la  partie  non  éclairée  de  cet 
être,  devenue  attente  et  activité  inconnue.  Un  jour, 
elle  sortira  son  efïet  puissant  et  inattendu,  sans 
plus  se  montrer.  Il  ignorera  l'origine  de  sa  nouvelle 
vigueur.  Ce  travail  caché  peut  engendrer  bien  des 
transformations  surprenantes  qui  paraîtront  spon- 
tanées. 

...  Mais,  de  même,  peuvent  sans  doute  agir, 

33« 


SUITE 

dans  cette  ombre  substantielle,  aussi  bien  quelque 
maladie  —  (syphilis,  arthritisme,  etc.),  aussi  bien 
quelque  hérédité,  —  tellement  que  :  impression, 
maladie  ou  variation  d'une  lésion,  hérédité,  etc., 
qui  sont  choses  si  diverses  et  incomparables,  soient 
enfin  combinées,  confondues  dans  leurs  effets.  On 
peut  donc  concevoir  un  état  hypothétique  de  ce 
qui  est  latent  et  deviendra  pensée,  —  réponse,  etc., 
comme  un  état  dans  lequel  quelque  action  mu- 
tuelle se  produise  entre  des  choses  qui,  à  notre 
échelle,  sont  incommensurables  entr'elles. 

C'est  ainsi  qu'il  faudrai^border  timidement  le 
fameux  inconscient.  Sans  donner  dans  les  chimies 
et  dans  les  histologies  plus  obscures  encore,  ni  dans 
les  mystagogies  de  toute  espèce. 

Mais  essayer  prudemment  si,  en  altérant  nos 
échelles,  on  ne  pourrait  établir  une  région,  un 
état  des  choses  qui  satisfasse  à  tant  de  conditions  *. 

Tout  se  réduit  à  la  conscience.  Mais  la  con- 
science ne  répond  pas  de  son  contenu,  et  on  croit 
remarquer  que  tout  se  passe  comme  si  la  con- 
science, qui  est  tout,  n'était  qu'un  accident  par 
rapport  à  la  génération,  au  développement,  à  la 
combinaison  des  «  choses  ».  Et  ces  choses  resup- 
posen't  quelque  conscience... 

I.  Le  travail  de  l'inconscient  serait  donc  une  combinaison  où 
composition  de  circonstances  et  de  conditions  tjui  dans  la 
conscience  sont  représentées  par  des  notions  ou  des  images  qui 
6'excluent.  Ainsi,  une  durée,  et  une  idée...  Etc. 

339 


TEL    QUEL 

,    La  photographie  d'une  conscience  ne  suffit  pas... 

D'ailleurs  elle  contient  toujours  de  quoi  se  rac- 
corder nécessairement  à  ce  qu'elle  représente  ou 
semble  représenter.  En  d'autres  termes,  il  n'y  a 
pas  d'image  de  la  conscience,  pas  de  figure  sem- 
blable... 

(En  quoi,  par  quoi...  elle  pourrait  bien  se  nom- 
mer aussi  Uiîit/ers  !) 


^ 


Pour  les  nerveux,  tout  est  exceptionnel.  L'im- 
prévu est  une  espèce  de  loi.  Les  extrêmes  se  pro- 
longent, formant  une  quasi-permanence  de  l'exces- 
sif. 

L'homme  se  fait  une  voix  capable  de  ses  diffé- 
rences émotives.  Son  registre  le  peint. 

Certains  n'ont  pas  de  médium.  Ils  n'ont  que  le 
grave  et  l'aigu.  Ce  ne  sont  jamais  des  gens  simples. 


i^ 


Dans  la  société  polie,  tout  se  devait  passer 
comme  si  les  corps  existaient  le  moins  possible.  — 
On  permettait  le  visage,  l'alimentation,  les  mou- 
vements des  membres,  mais  réglés. 

Les  femmes  à  demi  découvertes,  seulement  à 

340 


SUITE 

l'heure  où  la  lumière  artificielle,  le  nombre  des 
personnes  (et  la  supposition  qu'elles  sont  choisies) 
font  que  les  gorges  et  les  bras  nus  sont  parures 
plutôt  que  chairs  ;  convention,  plutôt  que  nature  ; 
signes  d'apparat,  et  non  de  familiarité. 

Chaque  famille  sécrète  un  ennui  intérieur  et 
spécifique  qui  fait  fuir  chacun  de  ses  membres 
(quand  il  lui  reste  un  peu  de  vie). 

Mais  elle  a  aussi  une  antique  et  puissante  vertu, 
qui  réside  dans  la  communion  autour  de  la  soupe 
du  soir,  dans  le  sentiment  d'être  entre  soi,  et  sans 
manières,  tels  que  l'on  est  —  groupe  de  gens  qui 
sont  entre  eux  tels  qu'ils  sont. 

On  pourrait  donc  conclure  que  la  famille  est 
un  milieu  où  le  minimum  de  plaisir  avec  le  mini- 
mum de  gêne,  font  ménage  ensemble. 

Les  Solitaires  sont  des  spécialistes.  —  Mais  qui 
ne  l'a  pas  été  ou  qui  ne  sait  plus  l'être,  qui  n'a  plus 
la  vertu  de  dresser  cet  autel  isolé  à  l'Orgueil  et  à 
la  Patience,  celui-là  est  aussi  incapable  des  richesses 
du  monde.  Qui  n'a  pu  s'en  passer  ne  sait  pas  en 
jouir. 


TEL    QUEL 


Le  nombre  de  nos  ennemis  croît  en  proportion 
de  l'accroissement  de  notre  importance. 

—  Il  en  est  de  même  du  nombre  de  nos 
amis. 

Le  seul  fait  de  s'occuper  des  autres  en  tant  que 
personnes  déterminées,  de  les  viser  et  d'invectiver 
contr'elles  ;  soi  étant  seul  avec  soi,  me  semble  le 
comble  de  la  faiblesse  et  de  l'inanité. 

On  mesure  la  valeur  de  son  temps  par  les  objets 
auxquels  on  le  donne,  —  ou  plus  précisément  par 
les  résultats  que  l'on  montre  ainsi  espérer  d'at- 
teindre. 

Te  déchirer  ou  te  railler  en  esprit,  c'est  m'occu- 
per  de  toi  avec  moi,  dépenser  moi  pour  toi  —  mon 
temps  pour  te  figurer  —  mes  talents  pour  te  ré- 
duire. Par  quoi  je  te  préfère  à  moi,  je  te  prise  plus 
que  moi,  moi  qui  te  méprise. 

Le  généreux-,  le  «  noble  »,  l'héreïque,  reposent 
toujours  sur  une  obscurité,  et  même  une  maison 
noble  est  celle  qui  se  perd  dans  ses  origines,  touche 
à  la  légende,  descend  authentiqucment  de  grands 

342 


SUITE 

êtres  qui  n'ont  pas  existé.  On  n'en  voit  pas  distinc- 
tement les  ancêtres. 

Tout  ce  qui  est  beau,  généreux,  héroïque,  est 
obscur  par  essence,  incompréhensible.  Tout  ce  qui 
est  grand  doit  être  incommensurable. 

Ceci  entre  dans  la  définition  même  de  ces  effets. 

Si  le  héros  était  limpide,  et  à  soi-même,  .il  ne 
serait  pas.  Qui  jure  fidélité  à  la  clarté,  renonce 
donc  à  être  héros. 

Il  y  a  un  fau:^  «  génie  »  qui  se  connaît  à  ceci 
qu'il  ne  donne  qu'excitation,  et  non  éducation  ; 
excitant,  et  non  aliment. 

Il  y  a  des  moments  de  cette  espèce  dans  chaque 
esprit,  et  des  esprits  de  cette  espèce  dans  chaque 
domaine  de  l'esprit. 

Plaisirs  abstraits  et  concrets. 

Plaisir  abstrait,  celui  du  propriétaire  :  c'est  une 
idée  qui  se  plaît  à  soi-même. 

Plaisir  concret,  celui  du  possesseur  :  c'est  son 
acte  et  sa  sensation  qui  le  font  jouir. 

Cette  chose  est  à  moi.  Je  puis  en  user  et  en  abuser. 

Cette  chose  est  pour  moi.  Je  sens,  j'use,  j'abuse. 

Les  uns  jouissent  de  la  puissance,  et  les  autres  en 

343 


TEL    QUEL 

acte.  Les  premiers  aux  seconds  paraissent  se  priver  ; 
les   seconds    aux    premiers    paraissent    dilapider. 
L'avare  plus  poète  que  le  prodigue. 

Le  même  objet  est  péril,  profit,  condition  de 
mon  mouvement,  but,  indice,  détail  de  mon  en- 
fance et  son  signe,  ingrédient  de  bonheur,  — 
commencement  de  rêve,  éclair  de  génie,  obstacle, 
et  rien  du  tout,  selon  le  moment  ! 

Le  hasard  est  un  efïet  de  cette  multiplicité  de 
valeurs  ou  de  fonctions  du  même  objet  sur  un  cer- 
tain individu.  On  attache  une  décision,  un  gain, 
à  telle  face  du  dé  ;  mais  toutes  les  faces  sont  égales 
quant  à  la  mécanique  de  la  chute. 


ii 


VIE   ET   MORT 


Vie  et  mort,  à  nos  yeux,  sont  choses  sans  rela- 
tion. Quoique  nous  voyions  la  mort  terminer  toute 
vie,  nous  pouvons  penser  à  la  vie  sans  penser  néces- 
sairement à  la  mort,  ce  qui  démontre  combien  peu 

344 


SUITE 

nous  en  savons  sur  la  vie,  et  combien  peu  il  importe 
à  la  vie  que  nous  en  sachions  davantage. 

Au  regard  de  l'individu,  la  mort  s'opoose  à  la 
vie  ;  mais  au  contraire,  dans  une  vue  de  l'ensemble 
des  vivants,  elle  est  condition  de  la  vie. 

Pourquoi  ce  qui  produit  les  êtres  vivants  les 
produit-il  mortels  ? 

On  dirait  que  ce  qui  fait  la  vie  ne  dispose  pour 
cette  œuvre  que  d'éléments-  non  indestructibles, 
non  inusables  ;  on  n'a  pas  même  voulu  qu'ils  le 
fussent  ;  le  démiurge  ne  s'est  pas  occupé  de  la 
durée  et  de  la  résistance  de  ses  œuvres  tant  que  du 
plaisir  de  les  faire. 

Le  plus  grand  artiste  ne  peut  sculpter  que  dans 
un  marbre  qui  est  destructible  ;  et  le  plus  grand 
mécanicien  n'a  que  des  corps  périssables,  oxy- 
dables, corruptibles,  à  assembler. 

Et  si  les  corps  n'étaient  pas  ainsi  altérables,  ces 
praticiens  ne  pourraient  :  l'un,  sculpter,  l'autre, 
profiler  et  ajuster  ;  qui  ne  se  peuvent  que  parce  que 
l'on  peut  négliger  une  part  des  propriétés  phy- 
siques du  marbre,  du  cuivre  ou  du  fer.  Ce  qui  fait 
que  les  œuvres  sont  possibles  fait  aussi  qu'elles  sont 
périssables. 

Nous  ne  pouvons  connaître  que  ce  qui  es't  im- 
pliqué par  notre  être. 

345 


TEL    QUEL 

.  Même  la  chose  la  plus  inattendue  est  et  doit  être 
attendue  par  notre  structure.  L'inattendu  est  borné 
par  notre  capacité  de  surprise. 

L'inattendu  est  borné,  sous  peine  de  ne  pouvoir 
être.  Si  donc  on  suppose  qu'il  y  a  une  essence  des 
choses,  un  mot  de  la  charade  Univers,  —  une  ré- 
ponse au  Tout,  —  ce  mot,  cette  réponse  à  l'appa- 
rence de  question  qui  se  forme  en  nous,  en  présence 
et  comme  en  regard  de  l'apparence  ou  de  l'illusion 
du  Tout,  —  ne  sera  jamais  pour  nous  qu'un  inci- 
dent particulier  de  notre  fonctionnement. 

L'avenir  de  nos  pensées  est  à  l'extérieur,  dans 
un  autre  «  monde  »  que  le  leur. 

Par  le  moyen  de  l'homme,  l'impossible  presse 
sur  le  réel. 


^ 


Il  faudrait,  pour  nous  animer  à  penser,  que 
toutes  nos  pensées  puissent  enfin  être  rendues 
vaines  par  l'une  d'entre  elles  ;  mais  si  ce  secret  est 
une  de  nos  pensées,  quand  il  les   impliquerait 


SUITE 

toutes,  et  qu'il  fasse,  aussitôt  apparu,  que  toutes  se 
dégonflent,  se  montrent  absurdes,  vaines,  enfan- 
tines, pareilles  à  des  rêves  surmontés,  à  des  illu- 
sions des  sens  déjouées,  —  à  des  détails  inutiles,  — 
à  des  développements  superflus,  —  toutefois  il  ne 
peut  exclure,  épuiser  d'autres  pensées  ultérieures, 
—  car  il  demeure  pensée,  passage. 

Il  n'y  a  pas  de  pensée  qui  soit,  par  sa  nature,  la 
dernière  pensée  possible.  Toujours  nous  sommes 
interrompus,  jamais  nous  ne  sommes  achevés. 

Il  n'y  a  d'achèvements  que  partiels,  locaux, 
transitifs  —  par  rapport  à  la  possibilité  pure,  qui 
est  conscience  —  c'est-à-dire  attente  et  rejet  sans 
fin. 

Le  corps  sait  des  choses  que  nous  ignorons.  Et 
nous  en  savons  qu'il  ignore. 

Ce  qu'il  nous  communique  n'est  qu'une  traduc- 
tion très  différente  de  son  texte.  Il  nous  fait  mal 
au  lieu  de  nous  faire  penser  en  langage  civil  que 
telle  chose  ne  lui  agrée.  —  Au  lieu  de  nous  faire 
sentir  la  faim,  il  pourrait  signaler  :  j'ai  besoin  de 
telle  substance.  —  Il  le  dit  quelque  peu  par  des 
images  de  nourriture... 

La  main  dans  la  flamme  pourrait  faire  penser 
qu'il  ne  faut  pas  qu'elle  soit  dans  la  flamme,  et 
sans  tourments,  prier  poliment  qu'on  l'en  retire. 

347 


TEL    QUEL 

Plaisir  et  douleur  sont  des  inventions  primitives. 
Il  est  remarquable  que  leurs  intensités  ne  dépen- 
dent pas  de  l'importance  de  leurs  causes  relative- 
ment à  notre  conservation.  Un  petit  dommage 
peut  engendrer  une  atroce  douleur  ;  un  mal  mor- 
tel être  presque  indolore.  On  peut  s'endormir  dou- 
cement à  jamais.  Il  y  a  des  catastrophes  qui  se  pré- 
parent dans  l'ombre  et  dans  l'insensible  ;  et  des 
incidents  presque  indifférents  au  régime  de  la  vie 
qui  font  un  bruit  du  diable,  rendent  fou. 

Mais  n'est-ce  pas  là  ce  qui  paraît  au  plus  haut 
degré  dans  l'univers  de  Vesprit  ?  La  puissance  des 
images  et  des  mots  qui  dominent  les  hommes  à 
chaque  instant,  altère  le  réel  et  la  valeur  vraie  de 
cet  instant,  de  la  sorte  la  plus  inégale  et  la  plus 
inconstante^ 

il 


LA   VIE   EST   UN   CONTE 


Chaque  vie  commence  et  finit  par  une  sorte 
d'accident. 

Pendant  qu'elle  dure,  c'est  par  accidents  qu'elle 
se  façonne  et  se  dessine.  Ses  amis,  son  conjoint,  ses 
lectures,  ses  croyances,  chaque  vie  les  tient  surtout 

348 


SUITE 

du  hasard.  Mais  ce  hasard  se  fait  oublier  ;  et  nous 
pensons  à  notre  histoire  personnelle  comme  à  un 
développement  suivi  que  le  «  temps  »  amènerait 
continuement  à  l'existence. 

La  croyance  au  temps  comme  agent  et  fil  con- 
ducteur est  fondée  sur  le  mécanisme  de  la  mémoire 
et  sur  celui  du  discours  combinés.  Le  type  du  récit, 
de  l'histoire,  de  la  fable  contée,  du  dévidement 
d'événements  et  d'impressions  par  celui  qui  sait  où 
il  va,  qui  possède  ce  qui  va  advenir,  s'impose  à 
l'esprit... 

Je  ne  sais  si  l'on  a  jamais  entrepris  d'écrire  une 
biographie  en  essayant  à  chaque  instant  d'en  savoir 
aussi  peu  sur  l'instant  suivant  que  le  héros  de 
l'ouvrage  en  savait  lui-même  au  moment  corres- 
pondant de  sa  carrière.  En  somme,  reconstituer  le 
hasard  à  chaque  instant,  au  lieu  de  forger  une  suite 
que  l'on  peut  résumer,  et  une  causalité  que  Von 
peut  mettre  en  formule. 

Signification  des  miracles. 

Le  mépris  du  dieu  pour  les  esprits  Humains  se 
marque  par  les  miracles.  Il  les  juge  indignes  d'être 
mus  vers  lui  par  d'autres  voies  que  celles  de  la 
stupeur,  et  des  modes  les  plus  grossiers  de  la  sensi- 
bihté. 

349 


TEL    QUEL 

Il  sait  bien  qu'un  corps  qui  s'élève  les  étonne 
bien  plus  qu'un  corps  qui  tombe  ;  qu'un  niort  res- 
suscité les  saisit  infiniment  plus  que  mille  enfants 
qui  naissent.  Il  les  prend  pour  ce  qu'ils  sont.  Il 
désespère  de  leur  intelligenée  ;  et  par  là,  tente  qiiel- 
ques-uns  d'entr'eux  de  désespérer  de  la  sienne. 

L'incessible  et  insaisissable. 

Qu'y  a-t-il  donc  de  si  précieux  en  nous  que  noUs 
ne  puissions  l'abandonner  aux  prêtres,  aux  ser- 
pents, à  la  douceur  évangélique,  au  commande- 
ment des  prophètes,  aux  foudres,  aux  souffrances 
du  Christ  ?  Qui  résiste  aux  menaces  les  plus 
graves,  aux  promesses  les  plus  étendues,  aux  mi- 
racles, et  même  aux  tentations  ?  —  Car  le  péché 
le  plus  délicat,  le  plus  enivrant,  —  nous  ne  vou- 
lons pas  encore,  nous  ne  pouvons  pa8  vouloir  qu'il 
nous  accapare  pour  toujours.  Dans  la  volupté,  nous 
sommes  jaloux  de  n'y  pas  perdre  notre  capacité  de 
souffrir.  Dans  la  terreur,  nous  cachons  profondé- 
ment je  ne  sais  quoi  qui  ne  craint  rien. 

Il  y  a  ce  je  ne  sais  quoi  que  nous  ne  cédons  et 
ne  céderions  jamais,  car  rien  ne  peut  remplacer, 
gagner,  abolir,  valoir  ce  qui  fait  que  nous  sommes 
ce  que  nous  sommes,  et  qUi  ne  peut  se  changer 
contre  rien,  quoiqu'il  puisse  se  changer  en  rien. 

350 


SUITE 


LE  MOI 


C'est  dans  les  Écritures  que  l'on  trouve  le  culte 
du  Moi  le  plus  ingénuement,  le  plus  brutalement, 
le  plus  absolument  exprimé. 

Mais  il  s'agit  du  Moi  de  Dieu. 

1^ 


CHOSES   HUMAINES 


Le  «  bonheur  »,  idée  animale. 

Ce  mot  n'a  de  sens  qu'animal. 

L'organisme  heureux  s'ignore.  Le  chef-d'œuvre 
corporel  consisterait  dans  le  silence  éternel  de  toute 
une  partie  de  la  sensibilité  possible.  La  perfection 
résulterait  de  l'absence  de  certaines  valeurs,  de 
quelques  timbres  de  notre  faculté  de  sentir. 

Or,  nous  considérons  comme  simples,  comme 
naturels,  les  actes,  les  accomplissements,  les  états 
de  nous-mêmes  qui  ne  sont  marqués  par  aucune 
sensation  singulière.  Nous  sommes  insensibles  à 

351 


TEL     QUEL 

leur  complexité.  Une  chose  nous  semble  simple 
quand  elle  paraît  ne  dépendre  que  d'une  seule  et 
indivisible  condition.  Vivre,  durer,  semblent 
simples  dans  1  ctat  «  normal  ».  Mais  c'est  que  le 
détail  nous  est  insensible.  Un  homme  en  bon  état 
lève  son  bras,  tourne  la  tête,  parle  et  marche.  Il  y 
faut  une  mécanique  et  une  physique  terriblement 
complexes,  une  machine  de  machines  où  ne  sont 
épargnés  ni  le  nombre  des  pièces,  ni  la  combinai- 
son des  lois  des  divers  ordres  de  grandeur,  ni  les 
relais,  ni  les  ajustements...  Mai  quoi  de  plus  simple 
que  ces  mouvements  pour  celui  qui  les  exécute  ? 

Mais  le  mal  nous  fait  soupçonner  que  rien  ne  va 
de  soi,  que  la  simplicité,  que  le  spontané,  que  le 
naturel  ne  sont  que  des  effets  d'insensibilité,  ou 
d'une  insensibilité  heureusement  insuffisante. 

Mais  encore,  la  «  connaissance  »,  l'intellect, 
l'étrange  production  de  problèmes  et  de  questions 
qui  introduisent  des  difficultés  et  des  résistances 
dans  le  cours  naturel  de  notre  vie  mentale,  ce  sont 
donc  des  espèces  de  la  douleur,  espèces  utilisables 
et  qui  se  sont  fait  cultiver... 

Cette  parenté  de  la  souffrance  et  de  l'attitude 
interrogative,  cette  analogie  du  mal  et  de  l'aiguil- 
lon intellectuel  nous  apparaît  assez  quand  nous 
voyons  un  animal  souÂrir.  Nous  avons  peine  à 
croire  que  cet  être,  dans  cet  état,  ne  se  trouve,  par 
son  tourment,  plus  proche  de  l'humanité,  plus 


SUITE 

contraint  à  l'intelligence  ;  et  nous  croyons  lire 
dans  son  regard  certaines  questions  dont  il  n'est 
pas  d'esprit  humain  qui  ne  les  ait  formées  et  qui 
en  ait  trouvé  la  réponse. 


Rien  de  plus  incertain,  rien  de  plus  difficile  à 
prévoir  que  ce  qu'il  adviendra  de  la  trace  laissée  en 
nous  par  un  événement  de  la  sensibilité.  Parfois 
la  plus  cruelle  atteinte,  ou  bien  le  point,  Vacces  le 
plus  délicieux  se  perd,  s'efîace...  Les  circonstances, 
les  vicissitudes  ultérieures  dissolvent  à  jamais  la 
puissance  de  ces  instants,  qui  fut  suprême.  Nous 
retrouverons,  peut-êti'e,  par  accident,  le  souvenir 
de  la  figure  de  ces  états  critiques  ;  mais  non  plus  la 
morsure,  la  chaleur,  l'espèce  particulière  de  dou- 
ceur ou  de  vigueur  infinie  qui  leur  donnèrent  en 
leur  temps  une  importance  incomparable.  Notre 
passé  se  représente,  mais  il  a  perdu  son  énergie. 

Mais  parfois,  après  bien  des  années,  toute 
l'amertume  ou  tout  le  délice  d'un  jour  aboli  rede- 
vient. Le  souvenir  est  d'une  présence  insuppor- 
table. Rien  n'explique  l'inégalité  du  destin  de  nos 
impressions  ;  et  il  semble  qu'une  sorte  de  hasard 
se  joue  de  ce  que  nous  fûmes,  comme  il  fait  de  ce 
que  nous  serons. 


333 

23 


TEL    QUEL 


^ 


Toute  émotion  tend  à  voiler  le  mécanisme  tou- 
jours niais  et  naïf  de  sa  genèse  et  de  son  dévelop- 
pement. Mais  plus  l'esprit  est  complexe,  moins  il 
accepte  que  son  homme  soit  ému  ;  il  en  résulte  des 
luttes  intestines  intéressantes. 

Comment  souffrir  de  se  voir  en  proie  à  un  sen- 
timent ?  De  se  voir  séduit,  jaloux,  vexé,  furieux 
ou  honteux  ou  fier,  de  se  voir  tenant  à  quelque 
chose  :  à  l'argent,  à  un  être,  à  une  place  à  table,  à 
une  image  de  soi  ?...  Obéir  à  ceci...  Comment 
est-ce  possible  ?  Se  sentir  rougir,  s'entendre  rugir, 
se  trouver  fauché  par  une  image  ou  porté  à  l'ex- 
trême de  l'agitation,  quels  tableaux  insoutenables 
à  la  conscience  ! 

Mais  ce  réveil  lui-même  et  ce  retirement  font 
partie  du  même  système  et  se  vont  aussitôt  ranger 
dans  les  réflexes,  catégorie  de  l'orgueil.  On  n'y 
échappe  point.  Impossible  de  ne  pas  répondre. 

L'esprit  est  à  la  merci  du  corps  comme  sont  les 
aveugles  à  la  merci  des  voyants  qui  les  assistent. 
Le  corps  touche  et  fait  tout  ;  commence  et  achève 
tout.  De  lui  émanent  nos  vraies  lumières,  et  même 

354 


SUITE 

les  seules,  qui  sont  nos  besoins  et  nos  appétits,  par 
lesquels  nous  avons  une  sorte  de  perception  «  à 
distance  »  et  superficielle  de  l'état  de  notre  intime 
structure.  «  A  distance  »  et  «  superficielle  »,  ne 
sont-ce  pas  là  les  caractères  de  la  sensation  vi- 
suelle ?  C'est  pourquoi  j'ai  employé  le  giot  : 
lumière. 

Réflexe  idéaliste. 

Quoi  de  plus  humain  que  de  fermer  les  yeux 
pour  supprimer  un  objet  que  l'être  refuse  ?  Quoi 
de  plus  «  idéaliste  »  ? 

Ce  réflexe  déjà  ébauche  une  «  philosophie  ». 


ir 


Si  je  fais  mine  de  briser  le  meuble  où  je  me  suis 
heurté,  ce  mouvement  est  très  respectable.  Il  est 
d'une  très  haute  antiquité  ;  il  donne  vie  et  volonté 
à  un  fauteuil.  Qu'on  le  recueille  et  qu'on  le  place 
au  musée  des  impulsions  et  des  esquisses  motrices 
de  pensées  ! 

Car  bien  des  métaphysiciens  et  des  abstractcurs 
les  plus  illustres  ne  firent  dans  le  calme,  et  en  rai- 
sonnant soigneusement,  que  ce  que  je  viens  de 
faire  dans  un  coup  de  douleur  et  de  colère,., 

355 


TEL    QUEL 


^ 


Dans  le  torrent  des  eaux  l'un  et  l'autre  tombés, 
l'un  nage  et  l'autre  se  noie. 

Ainsi,  dans  le  désordre  de  l'esprit  et  l'agitation 
des  demandes,  des  réponses,  des  mythes  et  des 
valeurs,  le  «  génie  »  et  la  «  démence  )>. 

Chose,  cause.  Ce  fut  jadis  le  même  mot.  Rien 
de  plus  humain,  rien  de  plus  significatif  que  de 
dire  de  quoi  que  ce  soit  :  c'est  une  cause. 

La  douceur  est  grande,  de  s'admirer,  —  de  se 
convenir,  —  de  se  répondre  et  satisfaire  soi-même 
exactement...  Et  nous  en  demandons  les  moyens 
et  la  certitude  aux  autres.  Nous  les  supplions  qu'ils 
nous  accordent  les  motifs  et  l'assurance  de  nous 
aimer  nous-mêmes,  par  le  détour  de  leur  faveur. 

Les  hommes  se  distinguent  par  ce  qu'ils  mon- 
trent et  se  ressemblent  par  ce  qu'ils  cachent. 

356 


SUITE 


^ 


Le  plus  grand  nombre  de  nos  réactions,  —  la 
plupart  de  nos  jugements,  et  toutes  nos  «  opi- 
nions »,  sans  exception,  —  impliquent  de  tels 
postulats,  —  et  si  arbitraires  ou  si  absurdes,  — 
qu'il  suffit  de  développer  ce  que  nous  pensons  sur 
quelques  sujets  que  ce  soit  pour  rendre  cette  pensée 
ridicule,  ou  odieuse,  ou  naïve. 

Si,  dans  une  controverse,  l'un  des  adversaires  se 
bornait  à  reprendre  ce  que  vient  d'alléguer  l'autre 
contre  lui,  sans  rien  contester,  sans  rétorquer,  sans 
qualifier,  —  en  un  mot,  sans  répondre  ;  mais  en 
précisant  de  plus  en  plus  les  arguments  dont  on 
veut  l'accabler,  —  je  m'assure  que  cette  redite 
approfondie  qu'il  en  ferait,  ce  «  grossissement  » 
et  cette  rigueur  suffiraient  dans  le  plus  grand 
nombre  des  cas  à  énerver  et  à  exténuer  la  thèse  et 
les  raisons  ennemies. 


357 


TABLE 


Rhumbs 7 

Note 9 

Autres  rhumbs 103 

Rêves 105 

Poésie  perdue 115 

Mers 129 

Littérature 145 

Moralités 167 

Analecta 199 

Avant-propos  de  la  première  édiiion 201 

Suite joi 


l;.MM.    GllEVIN    ET    FILS IMPHIMERIE    DE    LAG.N  V  (C.  O.  31  . 1  245  )  -  7  -  1944 

Autorisation  N"  25.766.  —  Dépôt  légal  :  3C  mars  1943. 
N»  d'Édition  :  154.  — N°  d'Impression  :  526. 


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